Mandela nous a laissé tomber
Mandela est décédé, et depuis l’annonce officielle de sa mort le 5 décembre 2013, le monde est en émoi. Les grands médias occidentaux se sont versés dans un concert inédit de louanges. Un grand homme est célébré, le père de la nation arc-en–ciel, celui qui a délivré par son combat héroïque le peuple noir d’Afrique Sud du régime inhumain de l’Apartheid. La jeunesse africaine a eu la chance de voir un de ses plus brillants héros vivre et s’en aller sous ses yeux. La stature de Mandela est prodigieuse. Tel est brièvement le discours débité depuis plusieurs jours par les médias mainstream et par les chefs d’Etats du monde entier. Même ceux qui ont soutenu l’apartheid rendent hommage à Mandela. L’hypocrisie a ses raisons que la raison ignore.
La question ici est de savoir pourquoi Mandela est-il tant célébré par les acteurs et les amis de l’apartheid ? Le peuple sud-africain pleure-t-il autant cet homme, comme veulent nous faire croire les médias ? L’Afrique du Sud égalitaire que prônait l’ANC (African National Congress) combattante a-t-elle été réalisée ? Dans quelles conditions se trouve l’Afrique du Sud actuelle, l’Afrique du Sud « post » Apartheid ?
La pression des progressistes internationaux sur le régime de l’Apartheid, les soutiens apportés à l’ANC par Cuba, par la Lybie de Mouammar Kadhafi, l’Angola, le Mozambique, etc. alarmèrent le régime criminel de l’Apartheid et le forcèrent à lâcher du lest et à négocier une sortie honorable. C’est ainsi qu’au début des années 80 commencent des négociations officieuses entre Mandela, les dirigeants emprisonnés de l’ANC et le gouvernement de l’Apartheid de Pieter Botha. On ne le sait que trop bien, les négociations ne peuvent être équitables que si le rapport de force entre les deux parties négociantes est sinon égal, du moins comparable. D’ailleurs, Oliver Tambo, l’un des responsables de l’ANC déclarera que « les prisonniers ne peuvent pas négocier leur liberté », et encore moins celle de tout un peuple. Dans ce cas précis, Mandela et les siens étaient en position de faiblesse. La lutte faisait rage au dehors et Mandela était en prison depuis environ vingt ans. On peut dire qu’il n’était pas au fait de la situation réelle, et en réalité il ne l’était pas. Sa position fragile –prisonnier-, ajoutée à sa méconnaissance de la situation sur le terrain l’obligèrent à faire des concessions immenses, au détriment des idéaux de la lutte pour l’égalité entre blancs et noirs. Après la libération de Mandela en 1990 une charte contenant les objectifs de l’ANC est publiée, elle affirme : « la richesse nationale de notre pays, l’héritage des sud-africains, sera restauré au peuple, la richesse minière sous terre, les banques et les industries de monopole seront transférées au peuple, toutes les autres industries et le commerce seront contrôlés pour contribuer au bien-être du peuple. » Tout cela n’était plus que du discours, du folklore, la compromission était consommée. Les négociations obscures avaient coûté à l’Afrique du Sud un avenir garanti par le pouvoir du peuple. Mandela avait négocié pour l’obtention du pouvoir politique, il n’avait rien obtenu du pouvoir économique. Seulement, le pouvoir politique ne vaut rien sans le pouvoir économique. Cette négociation ratée est l’un des nœuds essentiels de tout ce qu’est l’Afrique du Sud de nos jours.
Aujourd’hui, Selon un rapport de la Commission sur l’Equité de l’Emploi (CEE), publié le 19 avril 2013, les Blancs, qui représentent 8,9 % de la population, détiennent 72 % des postes de direction dans les entreprises. Vingt-deux ans après la fin de l’apartheid, les Noirs n’occupent que 12 % des postes de direction dans les entreprises de plus de 50 personnes (10 % en 2002). Une place sans commune mesure avec leur part dans la population : 79,6 % selon le dernier recensement (2011). Les métis, 9 % de la population, détiennent selon cette étude 4,6 % de postes de direction et les Indiens, 2,5 % de la population, 7,3 %. En 1994, 87% des terres arables étaient aux mains de la minorité blanche. En 2012, 80% des terres sont encore détenues par la minorité blanche. En 2000, Mandela critiquait Mugabe pour sa politique agraire. Au Zimbabwe, Robert Mugabe a redistribué les terres qui étaient jadis détenues majoritairement par la minorité blanche.
L’Afrique du sud est l’un des plus importants producteurs de mines au monde (or, diamant, platine… dont les prix flambent sur le marché mondial), mais les industries minières ne sont pas jusqu’aujourd’hui nationalisées comme l’avait promis Mandela. Elles sont aux mains de la minorité blanche. Les conditions de travail dans ces mines sont exécrables, pour les noirs qui y travaillent. En 2013, une vague de manifestations a fait des dizaines de morts parmi les mineurs qui revendiquaient des hausses de salaires et des meilleures conditions de travail dans les mines.
Des hypocrites pourront soutenir que le niveau de vie des sud-africains a augmenté grâce au black empowerment, et que ceci est un processus qui va continuer en améliorant la vie de quelques milliers de personnes. Déjà, Selon le Rapport Economique sur l’Afrique pour l’année 2013, rédigé par la Commission économique de l’Afrique (ONU) et l’Union africaine, pour la période 2008-2012, les quelques nouveaux riches de couleur noire sont corrompus et se sont accaparés comme des vautours de la petite part de l’économie qu’ils contrôlent. Mais qu’est-ce que quelques milliers de riches face à des millions de pauvres vivant dans les townships, dans des maisons en planches, en tôles… ne parvenant pas à se nourrir convenablement, n’ayant pas accès à l’eau, à l’éducation, à la santé, etc.
Selon un reportage d’Alexandra Brangeon : « Vingt ans après la fin de l’apartheid, le constat est dur : les chances entre un enfant noir et un enfant blanc ne sont pas les mêmes. Les enfants noirs partent avec un sérieux handicap dans la vie. » On pourrait dire que Mandela a commencé un processus de changement qu’il a voulu terminer mais n’a pas pu, non ! Nelson Mandela n’a pas voulu terminer ce processus il l’a trahi. Il a troqué la cause pour laquelle il luttait pour des postes politiques et des bonnes situations économiques pour lui et ses acolytes modérés de l’ANC (Zuma, Ramaphosa, Mbeki, Mothlante…) Winnie Madikizela, son ex-femme d’avec qui il a divorcé pour des raisons de divergences politiques, est toujours une femme consciente de la continuation de l’Apartheid en Afrique du Sud, elle n’a pas hésité à dire que son ex-mari a laissé tomber la lutte. "Il nous a vendus" a lancé Amukelani Ngobeni, le leader du mouvement de la jeunesse du Congrès panafricain d'Azanie (PAYCO) en parlant de Mandela. Il renchérit : "Mandela et ses amis étaient impatients d'occuper l'espace politique mondial aux dépens du combat pour une émancipation politique, sociale et économique totale."
Un espoir pour l’avenir ? Julius Malema, l’ex président des jeunes de l’ANC a créé un nouveau parti EFF (Economic Freedom Fighters) dont l’objectif est de réussir là où l’ANC a lamentablement échoué jusqu’à ce jour. Mandela est mort, l’Occident le pleure parce qu’il a bien joué leur jeu, il s’est abstenu de s’opposer frontalement aux intérêts de la minorité blanche, ainsi qu’à ceux des multinationales occidentales. Si le peuple sud-africain le pleure, c’est peut-être parce qu’il avait construit avec lui une relation très étroite lors de ses années de combat. Quant à son héritage, il n’y a pas grand-chose à signaler, malheureusement.