Résumé de l’ouvrage : MAIN BASSE SUR L’AFRIQUE Version revue et corrigée

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Auteur : Jean Ziegler

Edition : Seuil

Année d’édition : 1980

 

Par :

La Ligue Associative Africaine

 

 

 

Sous la coordination de : Yemele Fometio

Mai 2019

                                                                                                

 

 

Cet ouvrage est résumé par le Département Panafricain de l’Education et de la Culture de la Ligue Associative Africaine. Le projet du résumé des grands ouvrages contribue à la Renaissance Africaine. Nous sommes convaincus que cette renaissance ne peut être assise que sur des savoirs solides et inattaquables. Nous avons décidé de résumer des ouvrages capitaux sur l’Afrique pour permettre aux africains d’avoir des connaissances nécessaires à l’émergence du continent, et à la proclamation de la République de Fusion Africaine.

Une renaissance africaine n’est pas possible sans un Etat unificateur solide et puissant, capable de fédérer toutes les aspirations du peuple africain à travers la planète. C’est pour cette raison que la Ligue Associative Africaine fédère les partis politiques, les syndicats et organisations des pays d’Afrique pour mener la Grande Révolution Panafricaine et proclamer la République de Fusion Africaine. Le résumé de cet ouvrage entre dans le cadre de notre programme éducatif « Les études panafricaines » qui vise à former les cadres de la Grande Révolution Panafricaine dans les partis politiques et organisations membres de la Ligue Associative Africaine. Au-delà, ce résumé s’adresse à tout africain et toute personne désireuse d’avoir des connaissances solides et vraies sur l’Afrique.

Cependant seule une lecture de l’ouvrage en entier peut vous permettre de cerner toute sa quintessence. Bonne lecture de ce résumé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

Quinze années après la décolonisation de l’Afrique, le continent est partout en lutte. Des hommes et des femmes luttent, meurent et renaissent par millions pour arracher aux dominateurs les conditions indispensables à l’édification d’une société plus humaine. Dans la plupart des Etats décolonisés règnent la dictature des militaires. Ces Nations sont constituées au trois quart des « Proto-Nations ». Proto-Nation ne désigne ni une Nation en formation ni une Nation achevée qui se serait pervertie, ni une pseudo-Nation. Elle désigne une sociabilité rudimentaire limitée dans sa construction, asservie aux seuls besoins de ceux qui l’organisent de l’extérieur. Elle est une création de l’impérialisme. Sa souveraineté est fictive, son économie dépend de l’extérieur. Beaucoup de ces satrapes entretiennent des liens particuliers non seulement avec les multinationales et les groupes financiers, mais également avec l’Etat français. Certains africains sont engagés dans une guerre nouvelle, celle de la liberté réelle du peuple africain. Cette guerre nait de la détermination catégorique d’une avant-garde décidée à affronter la domination impérialiste sur son peuple. La lutte de libération et la construction nationale sont achevées lorsque la Nation prend seule ses décisions et lorsque les mécanismes de la violence matérielle et symbolique du capital financier multinational n’ont plus prise sur elle.

La Nation périphérique est une formation sociale ambigüe. Elle unit les hommes et en même temps elle les divise, les dressent les uns contre les autres. Pour tous les mouvements de libération, la construction d’une conscience nationale transcendant les ethnies et les classes est partout la condition première de la victoire militaire sur l’occupant. L’idée nationale est porteuse de dignité et d’intelligence du monde, d’identité alternative. Elle est forte de résistance, elle est un instrument de libération. Mais elle aussi agent de solitude, moyen de séparation entre les peuples. Elle divise l’aire tricontinentale en une multitude d’Etats affaiblis. Cette situation joue contre le combat mondial commun contre l’oppresseur transnational. La révolution mondiale des travailleurs et des opprimés transcende les formations nationales. C’est ainsi qu’en 1976, 18000 soldats cubains arrêtent l’armée coloniale sud- africaine à 16 Km au sud de Luanda, contribuant à la naissance de la république d’Angola.

L’Union Soviétique mène en Afrique une politique offensive qui n’est pas motivée par le système de domination du capital financier multinational, visant la maximalisation des profits. Cette conduite nait de la révolution bolchévique de 1917 qui donne naissance à la 3ème internationale socialiste (Kominterm). Le Kominterm vise à unir toutes les forces révolutionnaires anticoloniales et anti-impérialistes de la planète afin d’établir une relation égalitaire de complémentarité et de fraternité entre tous les peuples. Mais cet espoir se dissipe à partir de 1925 au VIe Congrès du Kominterm quand Staline tente imposer son autorité sur le Kominterm et placer l’organisation au service de l’Union Soviétique. Les successeurs de Staline vont dans le même sens et annexent l’Afghanistan, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, brisant le principe de fraternité prôné par le Komintern. L’Union Soviétique est très totalitaire à l’intérieur, mais porteuse de liberté à l’extérieur. Il n’existe aucun mouvement de libération nationale qui ait remporté la victoire sur l’occupant colonial sans son aide militaire, financière ou diplomatique. L’Union Soviétique affronte les puissances impérialistes sur de nouveaux fronts dans le tiers monde. Mais du fait de l’insuffisance partielle du développement de ses propres forces productrices, elle subit la loi inégalitaire du marché capitaliste mondial. La présence cubaine en Afrique tente de pallier à ce manque. En janvier 1965, Che Guevara et 200 guérilleros cubains brisent la contre-offensive blanche contre la Révolution Lumumbiste.

 

Première partie: Les ennemis de l’espoir

 

I- L’empire de la rareté

Le monde dans lequel nous vivons est un immense camp d’extermination. 12000 personnes y meurent chaque jour de faim. Dans l’extrême orient et en Amérique, beaucoup de pays ne sont pas en mesure d’assurer à leurs populations la quantité et la qualité de denrées alimentaires suffisantes. Dans sept Etats du Nord-Est brésilien, plus de la moitié des enfants meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans. La politique du général Pinochet au Chili fait qu’à Santiago et Temuco, plus de 2 millions d’enfants de moins de 10 ans souffrent de carences alimentaires telles qu’ils sont menacés de devenir des infirmes cérébraux ou de mourir de faim. Depuis 1974, plus de 800 000 personnes ont perdu la vue au Bangladesh par manque de protéines. La situation est plus grave en Afrique. L’espérance de vie est le plus faible du monde (quarante-deux ans en moyenne). Le taux de mortalité est le plus élevé de la planète. L’Afrique réalise un produit national brut de 149 milliards de dollars par an, soit 2,8% du Produit Mondial Brut. Le revenu par tête est également le plus faible du monde avec 365 dollars. Il y’a une inégale répartition du revenu à l’intérieur du continent et à l’intérieur des pays. La misère est terrible dans une majorité de pays. Dans quinze pays étudiés, douze sont obligés d’importer des grandes quantités d’aliments. Ne disposant que de faibles revenues, ils dépendent presqu’exclusivement de l’assistance publique internationale. L’Afrique est également le plus morcelé de tous les continents. L’O.U.A. (Organisation de l’Unité Africaine) qui était censé accompagner le projet panafricain a légitimé les frontières coloniales des Etats africains et a même proclamé que ces frontières sont inviolables. Les Etats sont le plus souvent en proie aux coups d’Etats, aux conflits ethniques, au désordre et à la déraison ou la dictature d’un homme. Ce continent n’est pas seulement le berceau de l’humanité, il est aussi le continent qui possède les dépôts les plus étendues de mirerais stratégiques (Cobalt, Uranium, Manganèse...) et des minerais précieux (or, argent, diamant). Ce qui justifie le fait que les seigneurs du capital financier multinational tentent par tous les moyens de s’assurer le contrôle de ce continent fabuleux.

La domination des peuples de la périphérie par les oligarchies du capitalisme hégémonique du centre est un fait de violence. Au stade ultime du développement du mode de production capitaliste, au moment historique d’apogée de l’impérialisme, de la domination de l’homme par l’homme, la domination revêt des formes nouvelles encore plus violentes dans ses effets que par le passé. Cette guerre entre une minorité de riches et la multitude des pauvres a pour enjeu le contrôle de l’évolution du monde par le monopole du capital. Le capitalisme ne détruit pas seulement l’homme de la périphérie, il détruit tout le monde, il détruit l’homme. Si en occident nous sommes plus protégés et mangeons à notre faim, nous sommes détruits dans notre humanité par le simple fait que par notre travail quotidien, nous reproduisons, réalisons et concrétisons la fonctionnalité du capital. La vie ne nait que de la complémentarité, de la réciprocité. Je ne peux pas être libre si à quelques kilomètres de moi un enfant sous-alimenté entre en agonie. Nous sommes unis par le fait d’habiter tous un monde définit par la rareté. Or cette rareté est un fait social et non un fait de la nature. C’est une rareté voulue, organisée. Les ressources du monde et les techniques de l’humanité permettent à tous les habitants de la planète de vivre à l’abri du besoin. Or seule une minorité d’hommes vit comme des hommes. Le système capitaliste mondial organise la rareté. Les sociétés multinationales bancaires, industrielles et minières pillent les ressources, organisent l’armée de réserve des chômeurs, fixent le niveau de vie de la périphérie afin d’assurer à travers des dictatures militaires quelles installent, leur domination de plus en plus indéracinables. Le gaspillage de la nourriture et du savoir dans les ilots de bien-être d’une part, la sous-alimentation, la faim, la maladie organisée dans l’immense zone tricontinentale d’autre part en sont aujourd’hui les manifestations visibles de l’oligarchie dominante. Cette oligarchie choisit qui va vivre et qui va mourir par le biais des institutions du marché mondial. Elle agit de façon camouflée. Les maitres fabriquent des masques qui les mettent hors de portée de la critique. Ils stockent des aliments, entrainant la manipulation des prix et la mort des millions de personnes. Pour eux, la mort des millions d’enfants dans le tiers- monde, victimes du capital financier multinational est naturelle, c’est dans l’ordre des choses.

Dans sa lutte contre le capital, le système matérialiste dialectique a oublié la lutte pour le contrôle de l’imaginaire et le capital y a excellé. Les images ne sont jamais innocentes. Elles sont destinées soit à libérer, soit à asservir les hommes. La violence symbolique impérialiste impose à l’esprit des hommes soumis les significations capitalistes hégémoniques de la production. Ce système fait que l’homme colonisé devient son propre ennemi. L’esclave se forge continuellement ses propres chaines, sa conscience est détruite. Une rationalité nouvelle (celle de la marchandise) prend désormais en charge la conduite de sa vie. Cette violence symbolique détruit la perception claire du monde aussi bien chez le dominé que chez le dominateur. Pour exploiter le travail, les ressources, l’intelligence des peuples soumis, les sociétés multinationales et bancaires n’utilisent plus les méthodes du temps de la colonisation. Elles agissent à travers les structures mondiales du marché capitaliste. L’agression du capital hégémonique du centre détruit non seulement les modes de production non capitalistes du centre et de la périphérie, elle liquide aussi les univers culturels, les structures motivationnelles autochtones. Bref, elle détruit l’identité propre, la mémoire et l’histoire des peuples qu’elle asservie.  Pour s’imposer, l’Etat colonial européen devait soigner son image. Il recruta un groupe d’élites qu’il forma à la culture occidentale et le retourna dans les colonies pour faire résonner son discours. Ce groupe d’élite propageait des significations et des valeurs abstraites et jamais incarnées. Les dominés des colonies pouvaient s’en saisir, les détourner à leur faveur, les mettre au service de leur libération. Le discours humaniste colonial abstrait rhétorique, était porteur de la pure rationalité marchande. Les fondements de cette rationalité marchande sont : la maximalisation du profit, l’accumulation accélérée de la plus-value, la croissance du produit brut, l’exploitation des ressources naturelles et humaines du globe terrestre.

L’agression des peuples de la périphérie s’est intensifiée. Les armes utilisées par les sociétés multinationales ne pourront plus être retournées par les dominés. Ce n’est plus une bourgeoisie compradore y qui règne. La nationalité marchande y règne sans intermédiaire. Ces Etats ne sont plus du capitaliste périphérique, mais sont de simples appareils de contrainte totalement investis par le rationalisme des dominateurs étrangers. Ces appareils de contrainte de type nouveau sont administrés par de mercenaires au service du capital financier hégémonique. Ces mercenaires accèdent au pouvoir par des coups d’états organisés et financés par les sociétés multinationales ou des services étatiques qui leur sont liés. Ils gouvernent par l’extermination physique des opposants, par l’assassinat, la torture et la disparition. Ils rétrocèdent la force de travail et les ressources naturelles du pays aux sociétés multinationales étrangères sous forme de concessions à long terme. L’appareil de contrainte abolit toute forme de négociation entre les classes antagonistes. Face à un tel ennemi, dans une situation matérielle si radicalement nouvelle, les conditions de combat anti-impérialiste des peuples soumis changent aussi de façon radicale. La principale arme que les peuples dominés peuvent opposer aux sociétés multinationales est la lutte armée de libération nationale et la construction, après la victoire, d’un Etat et d’une économie aussi autarcique que possible.

 

II- Théorie de la Nation

 

1- La Nation en Europe

En Europe, et plus particulièrement en France, la Nation est née d’un acte révolutionnaire. Elle est née avec le capitalisme, c’est à dire du combat que menait la classe bourgeoise capitaliste marchande contre la classe féodale et le roi, et qui la conduite au pouvoir. La nouvelle classe, bien que fortement divisée, a tiré tout le bénéfice de l’unification du pays contre les aristocrates et contre le roi. Ce n’est pas elle qui a déclenché ni mené la lutte jusqu’à la prise de la Bastille. Ce sont les classes les plus démunies qui ont menées et assurées cette lutte. La bourgeoisie a confisqué la révolution en cours de route et là détourné à son profit. L’Etat national qui en a résulté était conforme à ses intérêts. La Nation nait du contrat social entre les citoyens, de la volonté générale des hommes qui subissent et exercent par députés interposés leurs droits. La Nation est le siège exclusif de la légitimité de tous les pouvoirs qu’elle confère à ses délégués et qui s’exercent en son nom. La volonté de construire une Nation conduit presque toutes les Nations à un moment d’unité de la vision de l’histoire. A son origine, cette unité conduit presque toutes les Nations à une action défensive ou agressive. La Nation française se voulait d’étendre dans le monde les valeurs nouvelles de liberté, de fraternité et d’égalité acquises pendant la Révolution, mais la nouvelle bourgeoisie au pouvoir ne tarda pas à dévoiler son vrai visage. Cette volonté d’étendre la révolution devait permettre aux bourgeois français de conquérir les marchés européens. En 1803, l’esclavage fut rétabli aux Antilles. La grille habituelle d’une lecture schématique du phénomène national comporte les trois concepts paradigmatiques suivants :

La vision de l’histoire

C’est la promesse de plus d’indépendance, de plus de liberté, de plus de justice qui fait surgir dans toutes les classes d’une population donnée la volonté de lutter et de vivre en commun, de former une Nation, un projet historique commun, une vision partagée. L’existence du passé déjà vécu et de la vie à venir unifie l’ensemble des classes de la société. Le projet national est au-dessus des classes, des ethnies et des régions. Pour confisquer le processus révolutionnaire à son profit, la classe bourgeoise au pouvoir doit imposer à la classe ouvrière nationale sa propre idéologie de classe commune en y incluant les valeurs qui à l’origine de la Nation unissent toutes les classes. Ces valeurs deviennent l’ornement formel de l’exercice du pouvoir bourgeois. La vision bourgeoise de l’histoire se transforme en vision commune imposée par la force aux classes dépendantes. Cette vision de classe servira également de justification à l’appareil d’Etat en France et au capitalisme bourgeois qui a succédé le capitalisme colonial avec sa domination militaire des marchés extérieurs et des régions recelant des matières premières. Vers le milieu du XXe siècle, le capitalisme a subi une profonde mutation et est devenu transnational. Les sociétés multinationales sont apparues.

Le territoire

Les limites de la géographie nationale procèdent du développement historique. Il en résulte des conflits qui exacerbent l’intérêt national. Le territoire au centre des figures idéologiques nationalistes célèbre la mémoire de la Nation. Chaque citoyen aime les paysages nationaux. Les hymnes nationaux chantent ce territoire, la poésie patriotique l’évoque. Le territoire national transcende toutes les classes sociales. Chaque classe sociale est prête à lutter pour ce territoire national. Le territoire national est probablement le contenu de la conscience qui possède la plus puissante force d’intégration de toutes les classes sociales, de toutes les ethnies.

La langue

La langue est l’instrument privilégié par lequel la Nation impose sa conscience nouvelle. Au terme des luttes de communautés historiques opposées, la nouvelle Nation adopte la langue de la communauté victorieuse. Cette langue devient la langue véhiculaire transcommunautaire. Mais la Nation impose sa propre langue. La langue nationale nait de la violence symbolique du surmoi collectif national, de ses mythes, de ses lois, de sa pédagogie, de son besoin d’efficacité dans la communication économique, scientifique et culturelle. Elle a un nom, dispose de ses académies, ses dictionnaires, ses surveillants, ses censeurs.

 

2- La Nation en Afrique noire

La construction de la Nation d’Afrique noire se distingue de celle de la Nation européenne sur trois points importants. En Afrique noire, la construction nationale et la construction d’Etats ont été des tâches complémentaires pour les mouvements de libération. C’est par l’Etat que nait la Nation. La Nation en Afrique noire ne nait pas uniquement de l’Etat, de l’armée de libération, de l’administration des zones libérées ou des milices populaires d’autodéfenses. Elle ne nait pas non plus du simple fait des transformations successives des consciences antimoniques des différentes communautés historiques, de l’intégration progressive de ces consciences en un surmoi trans-classiciste, trans-ethnique national. La Nation africaine nait de la dialectique, du dépassement, de la synthèse de tous ces processus. Des hommes déculturés, détruits dans leur âme et dans leur chair par la violence de l’occupant conquièrent une identité, prennent la direction de leur histoire. L’agent de ce double processus est le mouvement de libération Il n’existe qu’une bourgeoise compradore créée par le colonisateur. Ces bourgeois Africains sont habiles. Ils ne livrent pas contre leur peuple un combat à visage découvert. Ils exigent la nationalisation de l’économie et des secteurs commerciaux non pas pour mettre la totalité de l’économie au service de la Nation, mais pour hériter des avantages des colons. Lorsque ce transfert réussit, nous sommes en présence d’une proto-Nation et non d’une Nation. Tout mouvement de libération nationale est marqué par une double dialectique ascendante qui débouche à la construction de la conscience nationale et de l’Etat. La construction de l’Etat ne s’achève qu’avec la victoire du mouvement de libération nationale sur l’occupant. Une Nation africaine achevée n’existe que le jour où les déterminismes du marché capitaliste mondial et son système de violence symbolique n’auront plus prise sur elle.

En Afrique noire, la Nation n’est pas le fait de la rupture avec la société féodale, c’est le capital financier multinational ou l’occupant colonial qui, de l’extérieur détruisent les différences ethniques et tout en accentuant la différenciation sociale, unifie les peuples dominés.

 

 

 

III- Lutte anti-impérialiste, lutte de libération nationale

Au début de la Décolonisation et plus particulièrement après 1945, deux mouvements en Afrique établissent le projet de libération continentale. Il s’agit du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) pour l’Afrique francophone qui a jeté les bases de la création d’un front continentale de libération et le cinquième Congrès panafricain de Manchester qui a élaborer un programme précis pour le déclenchement de la lutte de libération panafricaine. En1963, l’Organisation de l’Unité Africaine valide les frontières coloniales, garantissant la faiblesse extrême du continent alors que les mouvements anti-impérialistes tentent de briser ces frontières par la lutte armée. Je vais tenter de dégager les deux raisons principale des échecs des Congres de Bamako (RDA) et de Manchester de 1945. Beaucoup de raisons secondaires existent. Il y a la loi cadre de Gaston Deferre de 1956 qui dote les territoires des Assemblés et d’un Conseil. Cette loi aboutit à faire éclater le front anticolonial continental du RDA. A cela il faut ajouter la trahison du président du RDA Houphouët Boigny qui refuse obstinément la revendication de l’indépendance. Les autres raisons sont :

1- La trahison commise par Staline envers les principes exigeants de l’internationalisme prolétarien, de la révolution mondiale de toutes les classes et peuples dominés. Au VIe congres du Kominterm de 1928, Staline assimile la volonté de libération des Africains à une attitude contre révolutionnaire. Pour Staline, il faut mener la lutte en Europe pour vaincre le capitalisme et le colonialisme dans leurs bases, ce qui fera disparaitre la domination coloniale en Afrique, en Asie et en Amérique latine. La conséquence de cette théorie est le refus de la majorité du bureau de la IIIe internationale de favoriser la lutte armée sur le territoire Africain. Par contre, les révolutionnaires noirs sont utilisés dans les organisations totalement dévouées au Kominterm. Parmi ces révolutionnaires on peut citer : Georges Padmore, Lamine Senghor, Kouyaté, Adam Clayton, Powell white… Certains d’entre eux sombrent dans le désespoir individuel et rompent totalement avec leur propre idéal. Les Africains ne sont pas les seuls à souffrir des contradictions de la politique coloniale du Kominterm. Les Asiatiques souffrent aussi. Parmi eux, nous avons Manabendia Nath Roy, Clem Yu-Jen… Avec la coexistence pacifique, l’Union Soviétique concède de vastes zones d’influence contrôlées par les révolutionnaires au capitalisme impérialiste. Par ce geste, les peuples opprimés ne se reconnaissent plus en l’Union Soviétique. L’espoir commence à s’estomper. En dehors des zones laissées à l’ennemi, l’impérialisme intervient, aide, agit pour renverser des régimes prolétariens. Il est vrai que sans l’aide efficace et constante de l’Union Soviétique et celui des autres Etats socialistes constitués, aucun mouvement de libération de la périphérie n’aurait réussi à vaincre l’occupant sur son territoire, mais une fois la victoire acquise, les mouvements de libération se trouvent orphelines.

2- La seconde raison pour laquelle le combat anti-impérialiste en Afrique ne débouche pas sur la résolution mondiale des classes opprimées est le fait que le monde capitaliste comporte deux moitiés : Le degré d’exploitation n’est pas le même pour un travailleur du centre et dans le Tiers-monde. Dans le Tiers-monde, les sociétés multinationales pillent l’Etat et saignent le peuple. Ils pillent l’Etat par les transferts massifs de leurs profits, par la surfacturation des équipements importés d’Europe et d’Amérique, par les redevances totalement arbitraires que la filiale de la société multinationale de la périphérie paie à sa maison mère du centre. L’Etat de la périphérie s’appauvrit. La quasi-totalité des devises obtenues par l’exploitation des biens agricoles, de matières premières repartent en Europe. L’achat des biens manufacturés qu’exigent les sociétés multinationales, les services de la dette extérieure et les dépenses d’installation des équipements payés à l’étranger sont autant de moyens d’appauvrissement des Etats africains. Le gouvernement qui gère l’Etat n’a plus les moyens matériels de créer, puis d’entretenir les installations d’infrastructures sociales (hôpitaux, routes, écoles, sécurité sociale) indispensables à la survie de sa population. La société multinationale s’installe de préférence dans les pays où une dictature militaire ou une oligarchie compradore lui garantissent des syndicats dociles. Elle fixe elle-même le prix des matières premières et ceux des produits manufacturés qui en découlent. Elle détruit les petites et moyennes entreprises et absorbe l’industrie du pays. Partout où elle prend possession d’un pays par la dictature militaire ou une oligarchie interposée, elle sécrète la torture comme forme de gouvernement, l’assassinat comme moyen pour combattre l’opposition. Elle détruit la classe ouvrière autochtone, la divise. Quand elle prend possession d’un pays, les bidonvilles se multiplient. La misère, le désespoir, la maladie, la faim sont les quatre cavaliers qui l’accompagnent partout. Où la société multinationale passe, le sous-développement progressif organisé suit. Elle détruit la structure sociale de base, notamment la famille.

Une autre raison d’échec du RDA et du Congrès panafricain de Manchester dans la construction de l’Etat africain est la rupture de la solidarité qui existait entre les exploités des deux moitiés du monde par les sociales démocraties Européenne, Américaine et Japonaises, assurant au capitalisme son âge-d ‘or. Par leur manque de soutien aux mouvements de lutte que mènent les mouvements de libération africains contre le capitalisme-impérialiste en Afrique, les syndicats et partis politiques de la sociale démocratie européenne, américaine et japonaise ont accepté le maintien de la domination la plus meurtrière que l’humanité n’a jamais connu dans le tiers monde. La superpuissance nord-américaine est la tutrice, l’arsenal, le cerveau, le siège historique et intellectuel de l’impérialiste capitaliste multinational. Certains syndicats et partis politiques socio-démocrates d’Europe, d’Asie et du Japon sont ses auxiliaires directes pour créer de l’embrouille au sein de la sociale démocratie mondiale.

 


 

IV- Conscience du possible, conscience en soi

L’agression coloniale des pays de la périphérie unifie les habitants dans une commune dépendance. Mais cette dépendance n’est pas la même pour les différents strates de la population, ni pour les diverses ethnies qui composent le peuple dominé. A partir d’un certain moment de l’évolution d’un mode de production donné, les hommes se partagent concrètement des conditions matérielles d’existence. Des liens naissent entre des hommes qui se connaissent ou pas, se parlent ou pas. Ces liens aboutissent à la prise de conscience de leur situation commune. Autrement dit, à une conscience de classe. La conscience de classe est la réaction rationnelle adéquate à une situation déterminée dans le processus de production. Cette conscience existe dans les sociétés politiques africaines. Dans les pays de la périphérie, cette conscience de classe revêt des formes différentes. On en cite trois : La conscience possible, la conscience en soi et la conscience pour soi.

1- La conscience possible ne se constitue que ponctuellement. Elle surgit au moment de conflits isolés. Les hommes qui vivent ce conflit se rendent compte de liens communs qui existent entre eux. Le caractère non continu de cette conscience vient du fait qu’elle ne surgit qu’à certain moment de la crise face à certains adversaires déterminés. Cette conscience n’oppose pas au système de violence symbolique du colonisateur un refus global ni une alternative. Les contradictions quotidiennement vécues dans l’existence collectif des dominés et l’agression constante de l’oligarchie impérialiste ou de l’oligarchie compradore sont perçues, conceptualisées par les dominés à l’aide d’une rationalité qui leur vient du dominateur. La contradiction entre les praxis de dominé, l’excès de souffrance, l’humiliation et l’enseignement du discours égalitaire évangélique, nourri de valeur universelle contraste dans la conscience du colonisé. Il peut alors se dresser, se saisir du discours du dominateur, le prendre à la lettre, exiger sa réalisation dans les faits, bref le retourner comme une arme de liberté contre l’oppression.

2- La conscience de la classe en soi marque une étape plus avancée de la lutte de classe. C’est une subjectivité collective qui a un caractère permanent. Les hommes ont une conscience claire d’appartenir à une même classe sociale. Le peuple périphérique se confond en une classe unique dépendante face à l’oligarchie impérialiste du centre. La conscience en soi est une conscience alternative. Le peuple dominé s’oppose au système de violence symbolique du dominateur. La conscience en soi nait de la lutte de libération nationale. Elle est la conscience nationale en devenir.

3- La conscience de classe pour soi est encore rarement représentée sur notre planète. Elle est celle par laquelle une classe, celle des travailleurs, élimine de son sein toutes les appréciations conflictuelles latérales et oppose à la violence symbolique dominatrice une totalité alternative cohérente. La conscience pour soi marque une étape où les dernières barrières entre les hommes tombent, où la Nation et l’Etat sont vaincus. La classe porteuse de cette conscience pour soi est la classe universelle, la classe des travailleurs. Les relations de hiérarchie entre les hommes ont alors disparu et sont remplacées par les relations de réciprocité, de réversibilité constante.

 

 

 

Deuxième partie : Les ancêtres de l’avenir

 

I- Les ancêtres de l’avenir

Dans les débuts de la philosophie bourgeoise, Horkheimer montre comment la rupture épistémologique avec le monde féodal a posé les bases d’une nouvelle société. Nicolas Machiavel et Thomas Hobbes ont créé un imaginaire nouveau, élaboré une justice exigible des contenus de conscience qui devaient alimenter deux siècles plus tard la lutte concrète, matérielle de la libération des peuples européens. Ils s’appuient d’abord sur le mythe millénaire d’Ulysse, acteur de la première rupture épistémologique. Ulysse est habité par une obsession unique indéracinable, celle d’obéir aux ordres des Dieux et faire le voyage. Au cours du voyage, craignant que les sirènes découragent ses compagnons et les empêchent de poursuivre le voyage, il bouche leurs oreilles avec de la cire et leur demande de ramer sans cesse et de ne regarder ni à gauche ni à droite. Il laisse ses oreilles non bouchées. Entendant la voix des Sirènes, il se débat et demande à ses compagnons d’arrêter de ramer et de mettre fin au voyage. Mais ses compagnons ne peuvent l’entendre et poursuivent le voyage jusqu’à son terme. Même ayant trahi sa mission en chemin, celle-ci s’accompli néanmoins. Il redevient le héros. La lutte entre la mission acceptée et la tentation de l’abandon se jouent d’une façon dialectique entre Ulysse le meneur d’homme et ses compagnons marins. Ulysse incarne la raison objective de l’histoire. Il est aussi porteur d’une raison subjective. Sa grandeur, sa signification historique résident dans le combat qui se déroule en lui entre une raison objective, celle de continuer le voyage et une raison subjective, celle que lui conseillent les sirènes. Dans la théorie critique, Horkheimer revient sur ce même problème de rupture épistémologique et prend cette fois l’exemple de Hegel et sa tentative d’imposer aux étudiants la loyauté et de les immuniser contre les tentatives de l’opposition politique. Hegel fait de son mieux, mais son institution subit beaucoup de dommages. Après sa mort, le roi est obligé de chercher un successeur pour lutter contre la présomption et le fantasme de son école. Horkheimer voit en Ulysse et Hegel deux prototypes de la conscience anticipée.

A certaines époques de la lutte des classes, une mutation qualitative a lieu. La pensée collective rompt avec les éléments dominants de la période en cours. Un univers de significations reçoit son coup mortel. Il continuera à fonctionner, à dominer, à signifier pendant plusieurs générations encore. Mais en son sein, la mort est installée. Les éléments nouveaux qui le détruisent sont déjà présents en son cœur. La dialectique entre la parole solitaire et les forces sociales et historiques qu’elle réveille malgré elle est une dialectique ascendante. Son travail est souterrain, seuls les résultats seront visibles. La conscience bourgeoise nait avec l’effondrement de la raison féodale. Trois œuvres se distinguant des autres permettent de mesurer les fissures qui minent et font effondrer la raison féodale : Ce sont celles de Machiavel, Hobbes et Vico.

Ecrivant L’histoire de Florence et Le prince pour favoriser sa propre carrière gouvernementale, Machiavel considère la glorification de l’acte concret comme seul définition de l’homme. Cette promulgation de l’efficacité comme paramètre unique de l’action politique opère une rupture radicale, définitive avec la raison objective de son temps. Machiavel fait naitre le bourgeois et son code futur. Hobbes, malgré lui formule la théorie bourgeoise de la liberté. Il ne reconnait de liberté que là où il y’a mouvement, choix, décision individuelle. Vico opère une même rupture. La nouvelle raison objective née de ces ruptures ne devient mouvement social, réalité politique, conscience collective qu’au XVIIIe siècle avec les différentes révolutions qui secouent l’Europe.

En Afrique, les hommes qui ont proposé cette rupture radicale, qui ont conçu, puis imposé à l’imaginaire collectif des dominés le visage d’un homme nouveau, d’un homme libéré de l’image que le système colonial lui renvoi sont : Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba et Gamal Abdel Nasser. La deuxième guerre mondiale est la période historique, la phase concrète de la lutte de classes planétaire. C’est cette guerre qui donne naissance aux œuvres de ces trois hommes. Les victoires initiales des armées fascistes, la défaite provisoire des grandes puissances coloniales sur les champs de bataille d’Afrique et d’Europe ont provoqué un choc triplement ressenti dans la conscience de nombreux peuples colonisées. Première découverte : Hitler inflige à des blancs les pratiques que les colonisateurs infligent aux noirs, bruns et jaunes. Toutes les Nations coloniales condamnent Hitler. Ses pratiques sont considérées comme l’expression de la folie, de l’inhumanité, de la démence, du mépris. Le pouvoir colonial perd ainsi sa dernière trace de légitimité dans l’esprit du colonisé. Deuxième découverte : La défaite de 1940, le désastre de Sedan. Les armées blanches sont défaites, prennent la fuite ou sont faits prisonniers. Pour les colonisés, c’est la preuve que l’oppresseur est vulnérable et peut être détruit. Troisième évidence : Les colonisateurs ont été obligés de faire appel aux colonisés pour se libérer. Aux fronts de guerre, ces colonisés ont pris conscience de leur force. Ils ont contribué de façon décisive à l’écrasement d’une des plus formidables machines militaires que le monde ait connu. A leur retour, leur situation matérielle ne change pas. Ils multiplient des actions pour modifier leur situation : Le congrès de Sétif, les revendications de Bamako et de Manchester, l’insurrection de Madagascar. Les Etats-Unis qui sont à la tête de l’impérialisme mondial instaurent un nouveau système de domination pour établir leur primauté sur les autres impérialistes. Ils engagent la rupture des pactes coloniaux, revendiquent l’autodétermination des peuples. Grâce à tous ces éléments, une conscience nait de la guerre. Des mouvements sociaux éclatent partout dans le monde périphérique. En effet, les mouvements messianiques d’essence religieuse, les fronts de classe comme le CPP (Convention People’s Party) du Ghana, les rassemblements populaires telles que le MNC (Mouvement National Congolais), les conjurations victorieuses comme celle des Officiers Libres (Egypte 1952) ou les partis Marxistes Révolutionnaires comme le Parti Communiste du Soudan rompent avec l’ancien colonisateur. Les Etats-Unis garantissent une marge de liberté plus grande. Mais L’action des Etats-Unis vise à rompre l’ancien système de domination coloniale pour le remplacer par un système nouveau, celui que crée l’empire planétaire de son capital hégémonique multinational. Nkrumah, Lumumba et Nasser expriment chacun à sa manière la négation à la raison objective qui gouverne cette mutation. La vision de Nasser est centrée sur la renaissance de la communauté historique précoloniale. Celle de Lumumba sur l’Etat pluriethnique unitaire et celle de Nkrumah sur l’Etat africain unitaire.

 

 

II- Nkrumah : La prophétie panafricaine

 

1- les racines de l’idéologie panafricaine

Le mouvement panafricain possède ses propres institutions, son histoire organisationnelle et intellectuelle. Les dates de références sont : 1919 (congrès panafricain de paris), 1923 (congrès panafricain de Lisbonne) 1927 (congrès panafricain de New York), 1945(congrès panafricain de Manchester), 1958 (congrès panafricain d’Accra). Les pères fondateurs sont : William Dubois, Sylvester Williams, Alexander Walther et Nnamdi Azikiwe. Ces pères fondateurs ont une thèse centrale : Il existe une personnalité africaine qui est commune à tous les noirs. Les peuples noirs, peuples les plus anciens de la terre, sont voués à l’unité et à un avenir commun de puissance et de gloire.

Au cours de l’évolution, quelques divergences se sont fait ressentir au sein du mouvement. Malgré toutes ces divergences, le panafricanisme refuse toute idée d’assimilation, d’intégration à l’univers du dominateur. L’idée panafricaine nait dès la déportation massive des africains vers les autres continents. Kwame Nkrumah n’est pas le créateur du panafricanisme, il est son prophète moderne. Dès leur première dispersion, les africains les plus divers, qui se connaissaient ou pas, ont combattu par les armes ou par le rêve leur déportation. La rupture avec leur terre et leurs familles, les tortures créaient des liens forts entre ces déportés. Le peuple africain déporté inventait son rêve. Il n’y a pas dans l’histoire l’exemple d’un autre peuple armé d’une telle force de caractère, d’un tel courage, d’une telle foi sous une oppression si inhumaine. Ce peuple a non seulement sauvé sa culture, mais l’a même épanoui en terre étrangère. Un fait particulier explique cette puissance de la diaspora africaine aux Amériques : Les esclavagistes déportaient les citoyens des royaumes africains comme des membres de la cour royale, et parfois des rois. Ce sont les membres des familles royales, les dignitaires des cours, les savants, les gardiens des civilisations qui faisaient renaitre une civilisation africaine splendide en terre étrangère. Pour empêcher les révoltes qui étaient constantes, les esclavagistes favorisaient la division entre les peuples déportés pour mieux les dresser les uns contre les autres. Mais le labeur de la canne à sucre, du coton, du café, plus tard de la mine exige un intense travail commun qui rapproche nécessairement un grand nombre d’individus. Tout au long des trois siècles et demi qu’a duré le système esclavagiste, le combat fait rage et est incessant. Les noirs s’enfuient dans la forêt et sont accueillis par des communautés indiennes. Des villages clandestins noirs se créent. La torture infligée à ceux qui sont arrêtés ne les décourage pas. La seule solution qui s’offre à eux est la vengeance ou la mort. Dans la Nuevo Grenada (aujourd’hui Colombie, Venezuela, République Dominicaine, Equateur), dans le Pérou, l’Espanola ou dans les territoires portugais du Brésil, des révoltes des noirs mettent en échec le pouvoir métropolitain lui-même. L’histoire de ces victoires noires reste à écrire. Deux exemples entre des centaines d’autres retiennent notre attention. Il s’agit de la révolte de la République de Palmarès, dirigée le congolais N’Zumbi Ganga et celle de Palenque où les noirs en sortent victorieux après des générations de conflits et où un gouverneur de Cartagena trouve la mort. L’armée espagnole ne parviendra jamais à vaincre cette résistance. Cette victoire se repend partout et d’autres insurrections naissent. Le mythe des nègres invincibles de Palenque se repend en terre espagnole. En 1789, le roi d’Espagne décide de négocier et Palenque est déclaré territoire libre. Partout dans d’autres territoires, la résistance s’intensifie et les victoires aussi. C’est la somme de toutes ces victoires qui impose la fin de la traite négrière. Les esclavagistes ne pouvant plus continuer leur domination sont obligés de reconnaitre la liberté des noirs. Le panafricanisme a donc une double histoire : Celle des congrès, des discours, des disputes idéologiques et une autre sécrète qui est celle de tous les peuples déportés. La gloire et la force de Kwame Nkrumah ont été de ressusciter par la lutte politique et par des gestes symboliques à la fois l’héritage culturel des prophètes panafricains et par la parole muette le sanglant souvenir de ces peuples de la nuit.

2- Connaitre l’ennemi

Le dominateur blanc détruit l’esclave jusque dans son identité la plus intime. Il lui vole tout, y compris son visage. L’idéologie du colonisateur postule l’inégalité ontologique entre les hommes. Le noir a la vocation d’esclave, le maitre est chargé d’organiser la société, d’exploiter la terre. Nkrumah détruit ce mode de perception. L’idéologie panafricaine par sa simple existence, impose une rupture fondamentale avec le système de violence symbolique du colonisateur. Nkrumah est né en 1909. Entre 1935 et 1945, il poursuit ses études aux Etats-Unis d’Amérique. Pour y survivre, il est vendeur de poissons et ouvrier dans une usine de savon à New York en plus d’être étudiant en Pennsylvanie. Dans la souffrance, malade, mal nourrit, humilié, solitaire, Nkrumah conçoit un projet démesuré : Celui des Etats Unis d’Afrique. Il conduit dans ce rêve tous les peuples noirs désespérés à travers le monde. Il assure le secrétariat du Ve Congrès Panafricain de Manchester. Dans ce Congrès, il se fait plusieurs amis à travers le monde. Suite à l’appel qu’il reçoit de l’UGCC (United Gold-Coast Convention), il rentre au Ghana le 14 novembre 1947. Il prend en main l’organisation de l’UGCC et la transforme en organisation de masse. Après la perte de sa qualité de dirigeant de l’UGCC le 12 juillet 1949, Kwame Nkrumah se sépare de l’UGCC et crée le CPP (Convention People Party) qui prend rapidement la tête du mouvement nationaliste. Le capital financier bancaire et le capital minier dominent les économies de l’Afrique post- coloniale. Il faut les dénoncer avec une personnalité africaine comme le pense Nkrumah. Parce que cette domination exige une riposte continentale transnationale unifiée, les principaux thèmes de l’œuvre de Nkrumah sont multiples. Il découvre que le capital minier et le capital financier bancaire sont les deux principaux ennemis du futur gouvernement africain continental. Les Etats sont indépendants en théorie et présentent tous les signes extérieurs de souveraineté internationale. En réalité leurs systèmes économiques, donc leurs politiques sont dirigés de l’extérieur. Le combat panafricain continental est une nécessité imposée par la stratégie du capital lui-même. Toutes les branches des firmes étrangères ne forment qu’un seul capital monopolistique. Le seul moyen de le détruire est d’agir à l’échelle panafricaine. Le deuxième thème central est la vision de la zone optimale de développement et du foyer optimal de résistance. Des peuples d’Afrique doivent créer un vaste ensemble économique qui ne soit soumis ni à l’influence soviétique, ni à celle de l’impérialisme capitaliste. Cette zone est la condition indispensable et susceptible d’assurer la décolonisation totale du continent et un développement continu. Le foyer optimal de résistance doit fédérer les résistances au niveau continental. Les micro-Etats ne peuvent pas faire face à l’impérialisme et à la domination du capital. Si la Chine et la Russie ont pu réussir leurs révolution seules, c’est parce qu’elles sont par elles même des zones optimales, suffisamment grands en termes de territoires et de population. En Afrique, chaque expérience locale de résistance doit s’appuyer sur une expérience régionale, voire continentale. C’est ce que vise la politique étrangère du Ghana.

3-la déchéance du prophète

Dès sa prise de pouvoir, Nkrumah essaie de traduire dans les faits les grandes thèses du panafricanisme. Deux journaux sont consacrés au combat panafricain anti-impérialiste où s’expriment la plupart des mouvements de libération du continent. Il s’agit de « The Speak » en Anglais et               « L’étincelle » en français. Des camps d’entrainement pour guérilleros de toutes les régions d’Afrique et d’Amérique sont ouverts au Ghana. Ces camps accueillent, forment et soutiennent les guérilleros reçues par les différents mouvements de libération. Des Congrès et conférences se succèdent pour discuter des grandes questions et orienter la lutte continentale anti-impérialiste. Nkrumah crée               l’ « Institut For Langages » pour que les révolutionnaires de toutes l’Afrique viennent y apprendre les langues étrangères afin de porter aux autres peuples du monde le message de la révolution panafricaniste. A l’Ecole Du Parti de Winneba, des militants choisis venants du monde entier y déballent des théories du panafricanisme salvateur.

Mais l’impérialisme trouve un excellent moyen pour briser l’élan d’unité que construit Kwame Nkrumah. Elle accorde des indépendances aux micros Etats. Avec ces indépendances, le néocolonialisme prend en charge les peuples juridiquement libres, gère leurs ressources naturelles, leur force de travail, leur imaginaire et leurs projets politiques. Les peuples se croient libres et abandonnent le combat panafricain. Nkrumah est conscient du jeu que vient de jouer le capital impérialiste en donnant des fausses indépendances et en restant au contrôle. Mais avec l’euphorie des indépendances, il ne parvient plus à se faire écouter. Ces indépendances sont un coup dur porté au panafricanisme qui préparait une véritable lutte de libération continentale. Au fur et à mesure que l’échec du panafricanisme devient une réalité incontestable, le peuple ghanéen se lance dans le culte de la personnalité de Nkrumah comme dernière arme contre la réalité. Ce culte de la personnalité provoque une crise entre le régime et les églises. L’église anglicane du Ghana critique la déification de Nkrumah. Nkrumah ne rejette pas ce culte de la personnalité. L’échec du panafricanisme qu’il a pensé et préparé depuis sa jeunesse l’a fait se replier sur lui-même. Chaque nouvelle trahison, chaque attentat le font se replier davantage sur lui-même. En septembre 1961, des grèves insurrectionnelles secouent le pays. Le mouvement révolutionnaire ghanéen perd même le contrôle de la situation à certains moments. Ce mouvement s’éclate et se disperse. Nkrumah opère les premières sanctions. Son bras droit, gérant de l’économie ghanéenne et cofondateur du CPP est arrêté, destitué puis exilé au Togo. Depuis le Togo, Gbedemah et ses amis lancent des attaques contre le régime. La Grande Bretagne soutient ses ennemis. Nkrumah réagit, expulse les correspondants de presse et ferme les agences de presse britanniques au Ghana. Les attaques redoublent de violence. Nkrumah se rend compte que l’administration du pays est corrompue. Il renvoie la moitié de son cabinet. Ses trois principaux ministres le trahissent, il les chasse. Le 03 août 1965, les gardes tuent deux enfants à quelques dix mètres de sa voiture, Nkrumah est blessé au dos. Il fait emprisonner d’autres ministres et quelques-uns de ses amis proches. En septembre, il échappe à un nouvel attentat. Le terrorisme et la répression se succèdent. La capitale Accra est occupée par les soldats qui pillent, violent, sèment la terreur. De nouveaux attentats ont lieu. Les camarades avec lesquels il a conçu la révolution sont soit exilés, soit en prison. Les personnages de second plan qui ont pris leur place sont médiocres et il ne leur fait pas confiance. Nkrumah se trouve seul. Son conseillé Georges Padmore en qui Nkrumah avait le plus confiance est mort depuis1959. Malgré la loyauté de Bing, ce dernier ne peut pas remplacer Padmore. Il est anglais, blanc, pareil pour son conseiller en matières économiques Robert Jackson.

Février 1966, Nkrumah décide d’aller consulter Mao Tsé Toung pour reprendre le contrôle du pays. Il embarque avec lui tous ceux qui pourraient nuire au Ghana pendant son absence, les ministres et les plus hauts gradés de l’armée. Mais il oublie les officiers subalternes intimement liés à la Grande Bretagne. Le coup d’Etat a lieu et Nkrumah est renversé. Il retourne à Conakry pour continuer son rêve panafricain. Avec Sékou Touré, il annonce la Fusion du Ghana et de la Guinée Conakry. Ils deviennent tous deux co-présidents de cette République fictive. Détruit par la maladie, Nkrumah travaille, écrit parle. Des attentats orchestrés contre lui échouent. Il meurt, victime du cancer le 27 Avril 1972

 

 

III- Patrice Lumumba : Le rêve de l’Etat unitaire trans-ethnique

 

1- Le règne du pilage

Le Congo où Patrice Lumumba est originaire n’est ni un Etat, ni une Nation, ni un pays à proprement parler. C’est un sous-continent de près de 2,3 millions de km où vivent des peuples appartenant à 10 groupes différents. Ces peuples ont des formes de société, des modes de production, des systèmes idéologiques souvent très différents les uns des autres. La destruction culturelle a été immense. La morphologie du sous- continent est extrêmement variée. Cette terre immensément riche  attire le capitalisme. Premier producteur mondial de cobalt, le pays possède les plus grandes réserves d’Uranium de la planète. Son potentiel hydraulique est le plus puissant d’Afrique. C’est le quatrième producteur mondial de cuivre, un important producteur de diamant, de manganèse. Avant 1960, 80% de ces richesses étaient contrôlées par une seule société : La Société Générale de Belgique et sa succursale l’Union Minière du Haut-Katanga. Malgré ces richesses minières, le Congo est à l’époque un pays essentiellement agricole. Les produits agricoles sont par ordre d’importance : Le cacao, le thé, le caoutchouc, le café, l’huile de palme, les céréales. Un grand nombre de paysans vit en économie de subsistance. L’alimentation de base est composée de manioc, maïs et de sorgho. Les congolais n’ont jamais cessé de secouer la trinité impérialiste (Eglise catholique-entreprises capitaliste-administration coloniale) pendant quatre-vingt ans d’occupation étrangère.

Au moment où surgit Lumumba, cet immense sous-continent où se déployaient de puissantes sociétés politiques autochtones avant l’agression coloniale et les dévastations des esclavagistes arabes n’a pratiquement plus d’existence propre. Il ne subsiste que quelques bribes de conscience politique autochtone. Les Etats africains ont été détruits, la communauté historique démembrée, leurs richesses pillées. La faim, la haine fratricide, la honte règne partout. Au début, l’agression contre les peuples congolais est le fait d’un capitaliste privé, l’un des entrepreneurs coloniaux les plus efficaces, les plus habiles, les plus brutes et les plus cyniques d’Europe industrielle du XIXe siècle. Il s’agit de        Léopold II. Dès 1885, le Congo devient sa propriété privée. Il le pille de la façon la plus classique : Travail forcé, culture forcée de l’agriculture marchande (coton, thé, café), salaires inexistants, absence totale de droits pour les dominés, destruction des forêts, extraction minière confiée à des sociétés privées étrangères, démembrement systématique des civilisations africaines au profit des modes d’existence et du système de production capitalistes. Léopold Saxe-Cobourg (Léopold II) était également roi de Belgique. N’ayant pas assez d’investissement pour poursuivre l’exploitation, il cède le Congo à la Belgique en 1908. En Belgique, les profits augmentent, au Congo, la misère devient intolérable. C’est à cette rationalité de pillage, à ce chaos social que s’oppose la pensée de Patrice Lumumba. Ces pièges, Lumumba les a tous connus : la misère, la faim de sa jeunesse, la haine, la révolte individuelle qu’elle génère, les « diners priés » (intégration de l’évolué au monde mensonger des blancs, l’assimilation, la fausse identité) et « l’académie » (les honneurs gouvernementaux, la montée au pouvoir néocolonial). Lumumba obstinément déjoue tous ces pièges.

2- Naissance d’un prophète

Patrice Lumumba construit sa personnalité dans sa lutte contre la discrimination et le racisme des blancs. Il nait en 1925 dans un village de paysan de la province de Kasaï. Ses parents, pauvres, appartiennent au peuple des Batetela. Son village natal Ronabo-Kombe est une communauté déculturée. Aucune culture homogène, aucun pouvoir traditionnel puissant ne s’y oppose à la force d’exploitation, au commandement et à l’idéologie des blancs. L’espoir suprême de tout adolescent est de se faire catéchiser chez les missionnaires, puis de se faire employer chez les blancs en ville. Patrice Lumumba n’échappe pas à cet espoir. Le père dominicain Patrice, dont le nom lui a été donné, apprend à Lumumba à lire, à écrire et lui montre le chemin de la ville. L’opposition entre le message d’égalité, de liberté, de justice et d’amour que prêche l’évangile et la conduite inégalitaire, oppressante de nombreux missionnaires révoltent Lumumba. A dix-huit ans, Lumumba quitte la campagne. Il arrive à Rindu et devient employé aux écritures de la société Synaf, puis aux impôts, enfin employé à l’office des chèques postaux de Stanleyville. Il se marie avec Pauline, avec laquelle il aura six enfants.

L’assimilation

Vers l’âge de vingt ans, Lumumba décide de ressembler aux blancs. Il adhère à la vision idéaliste et anhistorique de l’homme que le colon blanc lui propose. Il lit énormément Victor Hugo, Rousseau, Voltaire, Lamartine et quelques journaux hebdomadaires publiés par des groupuscules d’évolués. Sa chambre n’a pas de lumière. Il achète des bougies pour lire, ce qui abîme ses yeux. Il doit désormais porter des lunettes. Quand il décide de ressembler aux blancs, il obtient une carte d’immatriculé. Il pourra rester dans les quartiers européens après huit heures du soir. Il va avoir accès aux emplois inférieurs de l’administration. Il est promu au nom d’évolués. Au moment de l’indépendance, sur        15 millions de Congolais, il y’ avait 1500 évolués. Ces demi- blancs étaient coupés du peuple. Les blancs les méprisent et à leur tour ils méprisent les autres congolais. Lumumba reste longtemps sans comprendre le lien de causalité entre cet univers discursif, admirable, qu’il retrouve la nuit grâce à ses lectures et l’univers de classe, l’univers colonial qu’il combat le jour. Il ne comprend pas à qui sert réellement le discours humaniste qu’il admire. Il méconnait ses adversaires de classe, et pense qu’ils n’ont pas compris les leçons de Victor Hugo et de Rousseau. Il pense qu’il faut leur expliquer que la    « communauté belgo- congolaise » ne pourra vivre que sous le règne d’une pédagogie unifiée, d’un discours cohérent. Lumumba, séduit par les figures abstraites de l’esprit, ne réalise pas que cette           « communauté » est longtemps unifiée, non pas autour des valeurs et de projets qui réfèrent aux hommes, mais autour de la nationalité marchande. Face à son rêve de la conversion graduelle des méchants de la « communauté belgo-congolaise », le capital lui oppose la société coloniale capitaliste, celle du maitre et de l’esclave. Lumumba, influencé par ses lectures, trompé par sa volonté de créer la bonté chez les hommes cherche l’intégration et non la rupture. Au fur et à mesure qu’il grandit et que son mouvement s’implante dans le peuple, la classe dominante de Belgique et de la colonie se démasquent. Lumumba apprend son erreur. Il découvre le caractère mensonger du discours de la classe dominante. Graduellement, il se met à apprendre le Congo, sa réalité, la situation concrète des peuples qui l’habitent.

2- La rupture

Le grand tournant survient à la fin de l’année 1958. En octobre de cette année, il fonde avec d’autres évolués le M.N.C (Mouvement National Congolais). Le pouvoir colonial regarde ce mouvement avec méfiance. Dans les associations où il fait partie et où siègent noirs et blancs, il ne rencontre qu’hostilité. Lumumba revient sur son option initiale. Il remet en question certaines de ses thèses fondamentales. Toutes ses inquiétudes trouvent une solution au congrès panafricain d’Accra de 1958. Il y découvre qu’en dehors de lui et malgré lui, l’Afrique des esclaves a fait son chemin, lutté, conquis sa liberté. Ce congrès détruit les masques du discours humaniste du maitre. Il rentre au Congo étant un autre homme, ayant pour mission de chasser les colons et de libérer son pays. En janvier, il parcourt la capitale congolaise et partout où il passe, il est accueilli et porté en triomphe. Les émeutes de janvier 1960 sont durement réprimées, ce qui fortifie la conviction de Lumumba. Désormais, il cherchera la rupture. Il demandera l’Independence rapide et complète.

Lumumba n’est pas le père de l’indépendance du Congo. Beaucoup de gens l’ont revendiqué avant lui et sont allés en prison pour cela. Pire Lumumba a combattu cette indépendance. Lumumba est celui qui attrape le mouvement indépendantiste au passage et lui imprime le sceau de l’universalité. De 1958 à sa mort, Lumumba lutte pour l’unité du Congo, pour la construction d’un Etat central puissant. Il lutte contre toute séparation, contre toute construction politique reposant sur la seule identité ethnique. La théorie de cet Etat trans-ethnique, Lumumba l’élabore et l’explique au fur et à mesure que les forces centrifuges régionalistes tentent de détruire la fragile unité de la jeune République du Congo indépendant le 30 Juin 1960. Le 19 juillet 1960, les forces d’occupation sont encore présentes au Congo. Les parachutistes belges tiennent un certains nombres de villes. Lumumba est premier ministre d’un gouvernement d’union nationale, et son ennemi Joseph Kasavubu est président de la République. Le 11 juillet, la sixième province du Congo, le Katanga, qui fournit à la république 48% de ses rentrées en devises fait sécession. Les officiers et fonctionnaires belges appuient le mouvement sécessionniste. Moins de vingt jours après sa prise de pouvoir à Kinshasa, la capitale est devenue hostile pour lui. Il se replie à Stanley ville avec ses conseillers et ses camarades les plus proches. La guerre civile a éclaté au pays. Le 19 juillet, Lumumba appelle les congolais à rester unis lors de son discours tenu à Stanley ville. Le 5 Septembre, après avoir fait cinq heures d’entretien avec les délégués des Etats Unis d’Amérique à Léopold ville, le chef de l’Etat Kasavubu annonce à la radio la destitution du premier ministre Lumumba à 20 heures 15. A 21 heures 05, Patrice Lumumba rétorque en faisant comprendre à Kasavubu et à ses alliés belges et français que le gouvernement a été élu par le peuple et seul ce peuple est habilité à le destituer. Il demande aux Nations Unis de ne pas s’immiscer dans les affaires internes du Congo. Il demande de régler la situation au sein du parlement, avec des institutions nationales. Le 14 septembre au soir, Lumumba est arrêté. L’ambassadeur américain, Kasavubu (président du Congo) et Mobutu (chef de l’armée) ont décidé de l’élimination physique du prophète. Les circonstances de la mort de Patrice Lumumba sont tristes. Arrêté le 14 septembre 1960, il s’évade en novembre. Repris par les forces américaines et de Mobutu, il est arrêté à Léopold ville, puis transféré en territoire Munongo. Le 13 janvier, les soldats tentent de le libérer et de marcher avec lui sur Léopold ville. Mais les troupes de Mobutu arrivent et écrasent les mutins. Le mardi 17 janvier, Mobutu et Kasavubu décident de le transférer au Katanga. Les tortures commencent dès le vol. Lumumba, Ohito et M’polo sont roués de coups, brulés, mutilés à la baïonnette. Après huit heures de vol et de torture, ils arrivent au Katanga. Ils sont amenés dans la brousse. Lumumba est épuisé par la torture et la quantité de sang qu’il a perdu. Il est à demi conscient. Un nécessaire blanc s’agenouille sur sa poitrine, prend sa baïonnette et l’enfonce lentement, méthodiquement dans la poitrine de Lumumba. Le commandant Weber, officier belge, lui donne le coup de grâce. Lumumba que la torture avait déjà presque tué rend l’âme.


 

IV- Gamal Abdel Nasser : La résurrection de la communauté historique

 

1- La conjuration des officiers libres

Nasser revendique la réhabilitation, la renaissance des communautés historiques précoloniales. A l’histoire des vainqueurs, il oppose la vision du monde des vaincus. Nasser est d’abord chef d’un mouvement panarabe. Il est ensuite l’un des principaux dirigeants du mouvement Afro-asiatique qui donnera naissance en 1966 à l’Organisation Tricontinentale (OSPAL). Il est enfin le chef africain d’une envergure exceptionnelle. Comme Lumumba et Nkrumah, Nasser est un panafricain important de l’univers colonial. Son sort est le même que le leur : Echec politique, défaite et mort. Mais leurs trois combats déterminent toutes les luttes de libération nationale à venir. Nasser est le seul des trois à hériter d’un Etat, d’une communauté historique puissante. L’Egypte à une civilisation vielle de plus de 6000 ans. Lumumba et Nkrumah sont dans la zone dont les communautés historiques ont été détruites par les razzias arabes pour Lumumba et la traite négrière pour Nkrumah.

Nasser veut faire renaitre la civilisation précoloniale en l’enrichissant des apports de la civilisation industrielle occidentale susceptible de promouvoir le progrès matériel et idéal, d’en accélérer la marche en avant. La nuit de juillet 1952 fait basculer le destin de Nasser et celui de l’Afrique. L’Egypte est dominée par la corruption, la famine, l’aberration administrative du régime du roi Farouk. Le pays traverse une dangereuse crise sociale. La guérie nationaliste combat les anglais dans la zone du canal. L’incendie du Caire de janvier 1952 à libéré les forces incontrôlables. Tout le personnel politique important a suivi le roi dans sa résidence d’été à Alexandrie. Les officiers libres agissent au Caire où le coup d’Etat est prévu pour la nuit du 22 au 23 juillet. A trois heures au lever du soleil, les opérations sont terminées. La prise du pouvoir a fait deux morts. Le soleil se lève sur une Egypte nouvelle dont les officiers libres sont maitres. En 1953, les officiers libres mettent fin à la monarchie et proclament la République. La quasi-totalité des officiers libres à l’exception d’Anouar El Sadate, fils d’un Tamari (infirmier rural) est issu de la petite bourgeoisie arabe urbaine musulmane.

Nasser nait le 15 Janvier 1918. Son père est sous-administrateur d’un bureau de poste. Il passe son enfance à Alexandrie. En 1938, il sort de l’académie militaire avec Anouar El Sadate et Zakaria Mohiédine. Malgré ses vingt ans, le sous-lieutenant Nasser a déjà un passé chargé d’agitateur. A l’école secondaire d’Alexandrie, il avait adhéré aux « chemises vertes », une organisation ultranationaliste, et violement anticolonialiste. Tout son temps libre, il l’avait passé à faire les manifestations, injuriant l’occupant, réclamant un Etat indépendant, se battant contre la police. A Makabad, il découvre la misère des fellahs qui le bouleverse. Une nuit, sur la colline de Clérif, les trois sous-lieutenants (Gamal Abdel Nasser, Anouar El Sadate et Zakaria Mohiédine) prêtent serment de ne pas mourir avant d’avoir libéré l’Egypte de l’occupant britannique. C’est le premier noyau de la future société sécrète des officiers libres. Sous la direction de Nasser, les trois conjurés commencent à organiser des cellules dans la garnison et à prendre contact avec d’autres unités de la région. Ils cherchent à établir des liens avec des gens n’appartenant pas à l’armée. Jugés dangereux par leur commandant, les trois conjurés sont séparés. Nasser est muté à Alexandrie. Il y rencontre le sous-lieutenant Abdel Hakim. De multiples et puissantes sociétés sécrètes se disputent l’allégeance de jeunes patriotes. La dispersion des conjurés fait plutôt leur force. Chacun agit de son côté. La mutation décisive de la conscience collective de la société coloniale a lieu en 1942, quand Rommel menace la vallée du Nil. Les multiples fractions du mouvement nationaliste mettent leur espoir sur l’écrasement de l’armée britannique par l’Africa-Korps de l’Italie. Le premier ministre Ali-Maher proclame la neutralité de l’Egypte. L’Afrika-Korps pénètre dans le territoire égyptien jusqu’à Alamein, à 70 Km d’Alexandrie. La Grande Bretagne somme le Roi Farouk de nommer un gouvernement anglophile, le roi cède. Le nouveau premier ministre Nahas Pacha mobilise les troupes égyptiennes du côté des alliés. Ce viol des sentiments nationalistes élémentaires achève de discréditer le roi Farouk et exaspère l’armée. La défaite définitive de l’Allemagne, les perspectives d’un long et immuable occupant colonial exacerbent la passion anticoloniale, nationaliste, révolutionnaire des officiers libres et des autres composantes du mouvement national. Nasser est nommé professeur à l’académie militaire d’Alexandrie. Il profite pour étendre le réseau des officiers libres. Sadate se lance, avec d’autres camarades, dans le terrorisme. Son groupe fait des attentats contre le premier ministre Nahas pacha. A la guerre de Palestine de 1948, tous les officiers libres sont mobilisés, à l’exception de Sadate en prison. La plupart vont être blessés ou fait prisonniers. Les officiers libres et le peuple égyptien font l’expérience de la trahison de l’Angleterre. Les Anglais combattant dans les rangs arabes donnent des armes au Haganah, des officiers anglais reculent devant l’ennemi. Le roi Abdallah de Jordanie, sous tutelle britannique, signe l’armistice prématuré avec Israël. Les officiers libres nourrissent une méfiance indéracinable et quasi-pathologique envers les puissances occidentales. En 1951, les fédayins attaques les troupes d’occupation anglaise concentrées dans la zone anglaise du canal de Suez. Les officiers libres participent à la guérilla. En juillet 1952, ils prennent le pouvoir.

2- La résurrection de la communauté historique

Une fois au pouvoir, Nasser conçoit sa mission comme celle d’un Rassembleur, d’un libérateur, d’un rédempteur du peuple égyptien. Le peuple a besoin d’un guide, et il sera ce guide. Pour Nasser, la libération du peuple passe par la découverte de la communauté historique précoloniale ou, plus précisément, par la construction d’une identité collective alternative qui se nourrit des évènements, des images d’une communauté précoloniale capable de mobiliser les forces de résistance, la lutte du peuple. Aucun combat anti-impérialiste victorieux n’est possible pour Nasser sans la redécouverte, la renaissance de la communauté historique précoloniale. Nasser rompt avec tout assujettissement politique, symbolique, idéologique. Il fouille le passé, le réorganise et met à jour ses lignes de force, sollicitant l’imagination, créant une vision et mobilisant graduellement les significations précoloniales. Celles-ci, recomposées, organisées et totalisées en fonction d’un combat libérateur, serviront à cette construction grandiose encore à naitre : L’identité culturelle, politique et symbolique d’une communauté historique africaine, si longtemps et si injustement brimée par les occupants étrangers. Le Nassérisme transclassiciste n’est donc pas réductible à un messianisme islamo-centrique ou arabe. Il est la réhabilitation de toute l’histoire précoloniale des communautés historiques du continent. Par ses œuvres, Nasser oppose constamment une histoire autre à l’histoire coloniale. Il oppose l’histoire des vaincus. Il le fait en évoquant la communauté historique qui préexiste à l’occupation étrangère du sol, des corps et des esprits. Cette communauté est réelle et fictive à la fois. Ses forces de révolte ne s’enracinent pas dans une raison sociale, mais dans une raison méta sociale d’ordre morale. Ce n’est pas une querelle entre les historiens que Nasser déclenche. C’est une lutte existentielle aux dimensions planétaires et aux enracinements méta sociaux. Nasser invoque et mobilise un passé glorieux de résistance, de lutte qui relève d’une imaginaire diachronie événementielle, mais en même temps l’évocation de cette diachronie répond réellement au désir des foules, enflamme les esprits et jette dans le combat nationaliste des millions d’hommes.

Dès leur prise de pouvoir, les officiers libres entreprennent la construction du haut barrage d’Assouan, gigantesque barrage qui devait ajouter une part considérable aux terres arables d’Egypte. L’Egypte négocie le financement avec la Banque Mondiale, sous la surveillance des Etats-Unis. Or en 1955, Nasser participe au Congrès de Bandoeng et adopte la politique non alignée. Il avait auparavant refusé d’adhérer au pacte de Bagdad piloté par les Etats-Unis. Le 19 Juillet 1956, la Banque Mondiale et les Etats-Unis d’Amérique renoncent à financer le barrage. Le 26 juillet 1956, suite à cette trahison, Nasser tient un discours à Alexandrie pendant 6 heures sur la grandeur précoloniale de l’Egypte, la misère du peuple, la trahison. Il déclare la nationalisation du Canal de Suez. Le Peuple crie son enthousiasme. Des siècles d’humiliations semblent être retrouvés en ce jour. Après cette nationalisation, la Grande Bretagne, la France et Israël s’unissent et engagent ensemble la guerre contre l’Egypte, les complots se succèdent. Le canal de Suez retombe passagèrement entre les mains de l’ennemi, puis retourne définitivement à l’Egypte. Depuis le 26 juillet, la parole de Nasser ne cesse d’habiter l’imagination du peuple comme le signe le plus tangible, le plus concret de sa dignité retournée, de son humiliation vengée. Nasser en brisant l’universalité du discours occidental abolit d’un coup la subordination d’une civilisation à une autre. La soumission des systèmes symboliques africains aux systèmes de significations du colonisateur. Il revendique la spécificité des sociétés africaines et arabes, de leur histoire. Nasser découvre un vaste monde, inconnu jusqu’alors, des motivations, de significations, de rêves et de désirs non acculturés. Le rôle de l’Islam dans cette reconstruction de l’identité alternative, dans la renaissance de la communauté historique est ambigu. Les officiers libres sont divisés. Anouar El Sadate proclame une foi rigide, orthodoxe. Mohiédine et Ali Sabri sont pour une évolution de la foi. Nasser se trouve entre les deux. Il fréquente les moqués, observe les rites. Mais favorise l’enseignement public gratuit, crée des universités laïques. Les collèges coraniques perdent leurs influences sous son régime, la discrimination administrative des coptes s’intensifie. Les frères musulmans subissent des persécutions policières, souvent des tortures, parfois la mort. A l’étranger, il favorise la montée au pouvoir des nouvelles classes laïques en Irak, en Syrie, au Yémen. Il refuse à trois reprises la constitution d’un front arabe islamique conduit par l’Arabie Saoudite. L’Islam constitue pour Nasser un élément essentiel de l’identité alternative de l’Egypte, mais y constitue en même temps un frein au développement économique et aux grandes réformes sociales mises en œuvre dès 1954.

La communauté historique précoloniale africaine annule tout système de domination symbolique. Partout en Afrique, Nasser met en œuvre l’universalité des valeurs africaines. Il appuie activement la lutte de libération du peuple algérien. Il appuie, finance, arme la deuxième insurrection Lumumbiste au Congo entre 1964 et 1965. Il lutte contre le condominium anglo-égyptien au Soudan. Il apporte la liberté partout où l’Afrique se trouve asservie. Il forme, arme et finance plusieurs révolutions en Afrique.

3- la chute du messager

Exerçant une influence profonde, souvent déterminante sur la plupart des leaders africains de l’époque de la décolonisation et contemporaine, Nasser a été incapable de créer dans son pays un mouvement social (Parti politique, mouvement de masse, Front) destiné à recueillir ses idées. En 1952, le Comité de Défense de la Révolution qui devait jouer ce rôle se dissout. L’Union Nationale créée le 28 mai 1957 n’aura jamais d’existence réelle. Le 21 mai 1982, Nasser tente de relancer le mouvement en créant le Congrès National des Forces Populaires. Ce mouvement sera comme les autres, un appareil bureaucratique mystérieusement rejeté par le peuple. Dès 1970, Sadate va liquider la grande partie de l’œuvre de Nasser sans rencontrer de résistance organisée. Au cours de dix-huit années de lutte, Nasser n’a pas su bouleverser la stratification solides de l’Egypte, modifier le rapport des classes, détruit les bases d’une nouvelle bourgeoisie d’Etat, capitaliste et marchande. Il n’a pas su empêcher le retour en force d’une oligarchie compradore. Mais il a à jamais détruit le système de violence symbolique de colonisateur. La vision de la communauté historique précoloniale a permis aux peuples d’Egypte et d’Afrique entière de reconquérir dignité et confiance en soi. Il a su rassembler, souder et stimuler les hommes à l’action collective. En juin 1967, son armée, écrasée, vient de capituler à la guerre de 6 jours. Nasser annonce sa démission, le peuple refuse. En Septembre 1970, épuisé, Nasser accepte le plan Roger qui ouvre la voie au massacre des palestiniens par la roi Hussein. victime du Surmenage, du diabète, Nasser subit une troisième crise cardiaque et meurt le soir du 28 Septembre de la même année.

 

 

 

Troisième partie : L’armée de la faim

 

1- La lutte de libération des peuples d’Afrique du Sud

En Azanie (nom antique africain de l’actuelle Afrique du Sud), deux univers s’affrontent : celui du colonialisme blanc contre celui des noirs. L’ANC (African National Congress) ne porte pas seulement les espoirs aux nationaux Sud-africains, mais la dignité de tous les peuples noirs. Le racisme laisse dans l’âme des individus, même de ceux qui vivent dans des sociétés aujourd’hui décolonisées, des traces profondes. Les blessures du racisme, les séquelles du mépris colonial subsistent bien au-delà de l’indépendance nationale dans certains pays d’Afrique. De même dans la Diaspora, le sentiment d’infériorité, la crainte viscérale, la paralysie intime de l’être, la prudence devant l’ennemi dictent encore la conduite de l’homme Noir. D’où l’expérience qui suscite la lutte de libération des peuples d’Azanie. La lutte de l’Azanie venge toutes les humiliations, les souffrances vécus par l’homme noir. Dans toute l’Afrique et aux Amériques, des gens attendent jour après jours les nouvelles de Soweto.

L’Afrique du Sud est gouvernée depuis 1948 par une minorité blanche d’origine afrikaner, née de l’émigration et hantée par une double vision apocalyptique : Elle vit dans la crainte quasipathologique des peuples noirs dont elle nie l’existence et dans l’angoisse permanente de la perte de son identité, de sa disparition en tant que peuple. Pour lutter contre ce double cauchemar, les afrikaners ont érigé depuis 1948, le plus fantastique système de discrimination politique, économique, sociale, sexuelle que l’humanité ait connu. A partir de 1657, les Hollandais, Français, Anglais et Allemands s’implantent au Cap. Avec les guerres de religions en Europe et la Révocation de l’édit de Nantes de 1685, ils arrivent en nombre plus important. La NGK (Nederduiste Geneformende Kerk) est l’institution centrale de leur communauté. Ils reconstruisent la théocratie calvinienne. Ils se considèrent comme le peuple élu ayant autour de lui des ennemis menaçants. Ils réinterprètent habilement la Bible. Lévitique XXV, 44 : « C’est des nations qui vous entourent que tu prendras ton esclave et ta servante.» L’évangile et son message d’égalité disparaissent de l’univers symboliquement afrikaner. Seule y subsiste l’horreur confuse de l’ancien testament. En 1948, la NGK à laquelle appartient près de 80% des afrikaners devient triomphante. Le pasteur Vorster devient « modérateur » (dirigeant suprême) de l’église en 1970. Sous lui, le racisme revêt des formes inédites. Un conseil national contre le communisme est fondé, présidé par Vorster. Sa mission est de lutter contre le nationalisme, le libéralisme, la spéculation, l’humanisme. Les Afrikaners reprennent toutes les théories racistes nazis et y ajoutent le Développement séparé des races. L’Afrique du Sud est la onzième puissance industrielle du monde, le premier pays du continent à disposer de son propre armement nucléaire. Pour régner, le capitalisme a besoin d’un pouvoir central solide et de l’unité des peuples. Contradiction, le racisme sud-Africain divise le pays. L’apartheid tente de résoudre et de dépasser cette double et contradictoire exigence. Elle exprime une conviction commune à la plupart des colonisateurs : La division quasi-ontologique de l’humanité en « hommes » et en « barbares ». Les premiers sont dépositaires de la civilisation, de la foi, de toutes les valeurs morales de l’histoire ; les secondes les menacent constamment et doivent donc être soumis par la force. Le système de développement séparé des races, de l’apartheid, la discrimination sociale, politique, économique et territoriale au profit de quelques 4 millions de blancs, dont 58% d’Afrikaners au détriment de 20 millions Africains, d’Indiens, de Bochimans, de Métis est l’autoreprésentation la plus achevée de l’aventure coloniale.

Le racisme est, au sens hégélien du terme, le mal universel concret. Rien ne le justifie, rien ne l’excuse. L’apartheid est un système juridique, économique et social d’une extrême complexité. Il évolue sans cesse. En 1974, les blancs Sud-africains étaient 4 160 000 et avaient 1 068 719 km² du territoire, soit 87,5 %. Les Noirs étaient 17.745 000 et disposaient de 12,5% du territoire. Au plan sanitaire en 1973, il y avait un médecin pour 370 Blancs et un médecin pour 45 000 Noirs. La mortalité infantile blanche était de 2,7% chez les blancs, alors qu’elle se situait entre 20 et 50 % chez les noirs. En 1975, le salaire mensuel des mineurs blancs était de 663 rands, pour 71 rands pour les noirs. La contribution annuelle de l’Etat par enfant était de 258 rands pour les blancs et 19 rands pour les noirs. La proportion d’étudiants universitaires était de 87,9% chez les Blancs et 5,6% chez les noirs. La proportion d’électeurs du parlement Sud-africain était de 100% pour les blancs et 0% pour les noirs.

L’apartheid, tout en séparant les races dans la vie du pays, a contribué à la création de région semi-autonomes, habitées exclusivement par des africains, et appelées « homelands) ou « Bantoustans). Tout africain appartient à un « homelands » noir. Chaque homeland a sa propre administration et est promis à l’indépendance étatique, à la souveraineté auprès du « Commonwealth » Sud-africain à venir. Avec ce système, les africains deviennent étrangers chez eux. Les travailleurs noirs, bruns, jaunes qui font tourner des usines deviennent étrangers chez eux. L’Afrique du Sud transforme ses travailleurs en immigrés pour les employer ensuite, avec un statut discriminatoire, dans ses usines, ses mines, ses bureaux, ses banques. Presque tous ces Etats indépendants dépendent de l’Afrique du Sud pour leur survie. Les mesures négatives de l’apartheid sont consignées dans une série de lois. En 1962, la République Sud-africaine a promulgué la loi sur le sabotage. Des délits anodins comme le port d’arme à feu ou d’un couteau en zone urbaine et sans autorisation spéciale est accusé de sabotage. Le sabotage est puni d’une peine allant de 5 ans à la peine de mort. Par la « population registration Act », les africains ont besoin d’un permis spécial pour vivre en zone urbaine, supprimant pratiquement la liberté de mouvement des africains à l’intérieur de la République. Pour assurer la pérennité de la suprématie blanche, le gouvernement Sud-africain interdit à un homme Blanc de tomber amoureux d’une noire ou d’une métisse. Toute relation sexuelle entre ressortissants de races différentes tombe sous le coup de la « loi sur les relations immorales ». Entre 1950 et 1970 près de 7000 personnes ont été condamné pour des relations immorales. Le « général law Act » de 1963 a pour principaux aspects :

a- C’est une loi dont la portée est rétroactive,

b- Le gouvernement peut, par simple décision, déclarer illégitime une association au seul motif qu’elle porte une dénomination similaire à celle d’une organisation déjà déclarée illégale

c- La charge de la preuve incombe à l’accusé.

d- La police à tous les pouvoirs pour opérer des arrestations et pour établir l’ordre

e- Un inculpé peut être maintenu en détention pendant une période indéterminée sans être déféré devant la justice.

f- La garantie de l’habeas corpus est suspendue.

Cette loi montre que tout individu coupable d’avoir recommandé, conseillé ou encouragé une action visant à changer le système par la violence en suivant les directives d’un gouvernement étranger ou d’une organisation internationale est passible de la peine de mort. Toute personne accusée de détenir des renseignements sur le communisme (pour le gouvernement Sud-africain, le communisme est tout ce qui s’oppose à son systèmes d’apartheid) est passible de la peine de mort. Cette loi s’applique également à tout étranger ayant à un moment de sa vie résidé en Afrique du Sud. A partir du 8 Avril 1960, date d’interdiction de l’African National Congress et du Pan African Congress, le président de la République est autorisé à déclarer qu’une association est illégale. En Octobre 1977, le gouvernement Vorster interdit 18 organisations noires, la quasi-totalité de ceux ayant survécus aux interdictions de 1960.

2- Genèse du mouvement de libération nationale

La situation de la population non Blanche n’est pas homogène. De multiples contradictions la traversent :

a- Des 20 millions de « non-blancs » humiliés d’Afrique du Sud, 18 millions sont noirs. 9 millions de ceux-ci vivent à la périphérie des métropoles blanches ou dans des « Single-hommes », sortes de cavernes pour hommes seuls dans les périmètres noirs, à la frontière des zones d’habitations blanches. Les autres 9 millions d’Africains vivent dans les homelands, les réserves tribales, les bantoustans où le pouvoir blanc, soutenu par les sociétés multinationales maintient enfermé les noirs dont il n’a pas immédiatement besoin pour ses usines et ses mines. La plupart des réserves tribales des noirs sont des terres arides, impropres à l’agriculture intensive. Avec la croissance de la population noire, la conséquence est la misère terrible, la malnutrition et son cortège de maladies infectieuses. Ces bantoustans autonomes ressemblent à des camps de concentration, faite du désespoir, de l’enfermement et de la misère. Il existe un fossé économique, politique, social, psychologique entre habitants des single-homes et « townships » d’une part et les prisonniers des bantoustans de l’autre. Les premiers sont en état de révolte, les seconds acceptent généralement leur sort.

b- La plupart des Africains vivant en Azanie restent fidèles à leur hiérarchie propre, à la tradition orale et obéissent aux mots d’ordres de leurs chefs traditionnels. Ce qui va favoriser le développement de puissantes sociétés africaines traditionnelles. Entre les dirigeants traditionnels de ces sociétés autochtones et les élites modernistes proto-nationales que celles-ci engendrent d’une part, les militants des mouvements de libération nationale azaniens de l’autre, un dangereux conflit se développe. Les Chefs traditionnels pour la plupart collaborent avec le pouvoir blanc. Les révolutionnaires nationalistes les dénoncent comme des « nègre blanc ».

c- Le mouvement de libération nationale est lui-même divisé. La plus grande division est celle qui oppose l’African National Congress (A.N.C) au Pan African Congress (PAC).

Voici résumé l’histoire du mouvement national

- Première étape : Elle va de 1912 à 1935

En 1892, Mangena Makone rompt avec le christianisme colonial pour fonder une église noire se nourrissant du sentiment national, trans-ethnique et trans-classiciste : C’est la très militante « Ethiopian Church of South Africa ». Makone prône l’avènement d’une Afrique Unie, gouvernée par le Roi des rois, l’empereur d’Abyssinie. En 1896, J.A Dowie et W.G Voliva fondent l’église Zioniste. Cette église prône la terre promise au Noirs du monde. Cette terre, Zion, se confondrait à une Afrique unie et libérée de la domination blanche. Les multiples mouvements trans-ethniques de la Diaspora américaine contribuent au nationalisme azanien. Ce sont par exemple l’Union des Africains, fondé en 1886 par des jeunes africains de la colonie britannique du Cap. Parmi eux se trouvent des immigrés venus des Etats-Unis. En 1894, un jeune avocat hindou de 25 ans, du nom de Mahamat Gandhi organise le sous-prolétariat indien dans la province du Natal en une formation de combat qu’il appelle le « Natal Indian Congress ». Plusieurs militants noirs sont comptés parmi les victimes de la violence qui s’abat sur le mouvement après le combat non-violent opposant les travailleurs indiens, noirs et jaunes aux milices des trusts blancs. En 1912, les dirigeants des sociétés africaines traditionnelles se rendent compte que la guerre civile que les blancs ont menée entre eux n’a rien modifié à leur état de sujets coloniaux. Ils créent une sorte d’organisation trans-ethnique d’autodéfense dont le but premier est de contrôler le territoire de l’Union. En 1921 est fondé le Parti Communiste d’Afrique du Sud, un parti extraordinairement combatif, riche en personnalités. Juifs, indiens et noirs se soudent au sein de ce parti. Il a fallu la trahison du Komintern pour voir cette solidarité se relâcher.

Avec l’avènement de tous ces mouvements, les sociétés africaines qui avaient jusque-là combattu individuellement la spoliation de leurs terres et la domination blanche qu’ils subissaient se mettent ensemble pour combattre l’ennemi commun qui est le gouvernement colonial du Cap. En 1920, James Gumede impulse une nouvelle énergie au sein de la « South African National Congress » (S.A.N.C). Une génération nouvelle prend le pouvoir au sein de l’organisation. En 1927, Gumede devient président de la S.A.N.C. En cette première étape, tout en combattant le gouvernement du Cap, le S.A.N.C. qui deviendra plus tard ANC (African National Congress) croit fermement aux déclarations humanistes, libérales, démocratiques du pouvoir métropolitain. Il croit que ce pouvoir veut l’émancipation, la justice sociale, la protection des terres pour les africains. Pourtant les terres sont volées par les colons, les familles noires expulsées, humiliées, affamées, torturées. Le S.A.N.C. passe ses vingt-cinq premières années à rédiger des pétitions à Londres. Mais les résultats sont nuls. Rois, ministres et parlementaires restent silencieux et la faim, la misère ne cessent de s’aggraver.

Deuxième étape

En 1935, le gouvernement élimine des listes électorales les quelques africains ayant le droit de vote. Il propose à l’A.N.C la création d’une instance nouvelle : Le « Native Représentative Council ». Ce conseil n’aura qu’une voix consultative dans les affaires de l’Etat. Le 16 Décembre 1935, une conférence de toutes les organisations africaines a lieu. Au cours de cette conférence, plusieurs organisations refusent de se battre contre le « Native Représentative Council ». L’ANC, découragé par ses échecs et ses dissensions internes, n’a plus de force de réagir. Une nouvelle organisation nait. Dans l’ANC décadent, une tendance interne regroupant les éléments jeunes se forme. Les Chefs en sont : Nelson Mandela, Olivier Tambo, Walter Sisulu, Peter Roboroko, Mangaliso, Robert Sobuneke. A l’image du C.P.P (Convention People Party) de Kwamé Nkrumah qui avait fait scission au sein de l’U.G.C.C, cette fraction jeune crée au sein de l’A.N.C la « Youth League » (Ligue de la Jeunesse) qui finit par s’imposer au sein de l’organisation. L’A.N.C renait : C’est la fin de la période collaborationniste. L’organisation exige le droit de vote non discriminatoire pour tous les habitants adultes de l’Afrique du Sud, la disparition de toutes les discriminations raciales et des revendications concernant des réformes sociales urgentes.

Troisième période : 1945-1960

En 1950, le parti communiste est interdit. La majorité de ses militants rejoignent l’A.N.C (surtout les noirs, les blancs créent le « Congress of Democrats »). Cette entrée fortifie grandement les structures et les capacités analytiques et militantes de l’A.N.C, mais elle rejette de l’A.N.C les militants de la Youth League qui étaient venus de l’ « African Democratic Party ». Ces derniers étaient traités « d’irresponsables gauchistes » par les communistes orthodoxes. L’Extrême gauche se sépare donc de l’A.N.C. et forme le P.A.C. (Pan African Congress ». Lors de la Rupture Union Soviétique/ Chine, le P.A.C. s’allie à Pékin et voit en l’impérialisme soviétique un danger égal à celui de l’impérialisme occidental. Le P.A.C préconise la lutte armée comme moyen inéluctable de la lutte de libération nationale. Le 21 Mars 1960, des manifestations de masse éclatent dans plusieurs centres urbains, réclamant la liberté de mouvement pour tous les habitants d’Afrique du Sud. C’est la première attaque sérieuse contre le système de l’Apartheid. La dictature blanche répond par un massacre et les tortures des manifestants. Devant l’ampleur que le P.A.C. est en train de prendre, l’A.N.C est forcé de suivre les manifestations populaires. Le 8 avril 1960, le gouvernement Voeword interdit l’A.N.C et le P.A.C. N’ayant plus de statuts légaux pour mener leurs activités, les deux mouvements engagent la lutte armée. L’A.N.C crée les unités « Umkonto Wa Sizwe », dirigé par Nelson Mandela, tandis que le P.A.C. crée les unités « Pogo » (nous-mêmes). Ces unités sont écrasées. Le silence s’installe au pays jusqu’aux grandes grèves de 1972-1974.

3- Un ennemi divisé

a- Première contradiction de la dictature afrikaner

Une alliance étroite, mais conflictuelle existe entre la classe dirigeante de la dictature raciste blanche et le Capital financier multinational. Partout où une dictature policière efficace s’établit sur une terre riche en matières premières, le capital financier multinational finance le fonctionnement de l’appareil répressif étatique. Ces sociétés sont généreusement payées en retour : L’appareil policier traque les syndicalistes, empêche les grèves. La législation garanti la monocratie patronale sur les lieux de production, les privilèges fiscaux permettent de réaliser des bénéfices énormes. Le peuple afrikaner est hanté par la peur de sa propre disparition. Le système de l’apartheid est établi pour conjurer cette angoisse. Les sociétés capitalistes n’ont pas la même conception de l’apartheid. Leur principal objectif est la maximalisation du profit, l’extension la plus rapide possible de leur domination sur les peuples et les choses. Pour eux, les Bantoustans sont de simples réserves de chômeurs où ils entendent puiser une main d’œuvre en fonction de leurs besoins. La minorité blanche possède 87% du territoire Sud-africain, soit 1 006 000 km2 contre 150000 de zone noire et de couleur. Les Afrikaners essaient de réduire au minimum la population noire des zones blanches, or les sociétés multinationales veulent un mouvement inverse. Ils veulent de plus en plus rapprocher les travailleurs noirs de leurs lieux de production afin de les payer toujours moins. Ils organisent le départ clandestin des noirs vers les zones blanches et les installent dans les bidonvilles proches des lieux de production. Le 9 Août 1972, les forces de sécurités et les services municipaux équipés d’hélicoptères, de tracteurs, de bulldozers expulsent 26 000 noirs non autorisés à séjourner dans l’un des trois plus grands bidonvilles, situés à 25 km du Cap. Un autre conflit entre les Afrikaners et le Capital se situe au niveau des emplois. Une loi vise à réserver aux travailleurs blancs les postes exigeants une formation de travailleurs qualifiés. Or les noirs peuvent occuper ce poste à des salaires inférieurs à ceux imposés par des Syndicats blancs. Plusieurs sociétés multinationales se sont levées contre cette loi.

b- Deuxième contradiction de la dictature afrikaner

Bien que l’apartheid profite à l’ensemble des blancs d’Afrique du Sud, ce système n’est pas partagé par tous les secteurs de cette population. Les descendants Sud-africains des vieilles communautés blanches (Juifs d’Europe, Britanniques du temps de l’empire, Allemands arrivés après 1919) non afrikaners ont formé un grand nombre de partis politiques et mouvements culturels dont plusieurs se sont heurtés et se heurtent encore à la dictature raciste. Les partis blancs demandant la fin de l’apartheid ont été dissous. Il s’agit du Parti Libéral, du National Union Party. Les partis d’opposition blancs s’unissent pour créer le « New Republic Party » opposé au niveau parlementaire au parti afrikaner. Mais cette opposition n’est pas hostile au système de discrimination raciale.

En détruisant l’univers militaire, économique, politique, religieux, mental de Vorster, de Batha et de leurs alliés, le mouvement de libération africain ne rétablira pas seulement la dignité de l’homme noir, il vengera le martyr anonyme des millions de victimes du racisme colonial ou fasciste sur les cinq continents de la terre.

Perspectives

En Azanie, nous sommes confrontés à un « objet sociologique inachevé ». Malgré l’histoire déjà longue du mouvement africain de libération, la lutte ne fait que commencer. Son issue reste incertaine. Avec l’établissement des nations africaines indépendantes au Sud de l’équateur, la victoire de la contre-révolution blanche ne parait plus probable. En plus du mouvement continental de solidarité armé, un autre élément est entré en jeu. Il s’agit de l’insurrection interne des écoliers désarmés, inorganisés, irréductibles, téméraires, magnifiques venant des townships noirs de Soweto, du Cap et autres. Plusieurs autres événements annoncent la fin du système de l’apartheid. Il s’agit de l’écrasement du corps expéditionnaire Sud-africain par l’armée cubaine en Angola et la proclamation de la république d’Angola en novembre. La victoire du Frelimo (Front de Libération du Mozambique), du M.P.L.A (Mouvement Populaire de Libération de l’Angola), du peuple du Zimbabwe sur le régime raciste de Ian Smith en 1980. Malgré la division de la Swapo, le combat continu en Namibie et l’opinion publique d’occident exige de plus en plus fermement le départ des troupes d’occupation Sud-africaines de la Namibie. La Malawi du Dr Banda connait les premiers mouvements clandestins d’opposition. Depuis la première vague des grèves de 1972 (234 grèves) et la répression sanglante qui les a suivis, la mort ne semble plus effrayer le peuple noir Sud-africain. Les contre-révolutionnaires déploient l’énergie du désespoir.

 

 

II- Culture et libération : Le cas de la Guinée-Bissau

 

1- Les trois thèses d’Amilcar Cabral

Tout mouvement de libération a trois tâches distinctes à remplir : Il doit d’abord désaliéner l’homme dominé, détruire les systèmes de significations que la rationalité capitaliste instaure dans la conscience des peuples, il doit réhabiliter les systèmes symboliques précapitalistes, précoloniaux, briser la fausse universalité des discours dominateurs centrée sur l’hégémonie occidental. Il doit rendre à la masse la voix, les chants, les images que le colonisateur lui a volées. En second lieu, ce mouvement doit détruire les rapports de force qui sont au fondement de la domination des symboles  du colonisateur, liquider le pouvoir militaire de l’occupant, détruire les circuits inégaux d’échanges et de distribution internes, opérer la réforme agraire, remodeler, selon les principes de la réciprocité de l’immanence, les rapports de classes existants au moment du départ de l’envahisseur. La troisième dimension est la libération des zones et l’instauration de la démocratie solidaire. La Nation ne nait pas par hasard, comme une sorte de sous-produit de la victoire militaire sur l’occupant. Le mouvement de libération est la forme embryonnaire de la Nation. Les restes de cultures traditionnelles sont des consciences spontanées de résistance. L’avant-garde révolutionnaire s’y implante. C’est le sol d’où surgit la première résistance silencieuse, conservatrice, portant l’affirmation obstinée de la pure altérité. Elle déclenche la lutte armée, crée l’embryon du mouvement de libération et ce mouvement devient facteur, créateur, transformateur de la culture. Les trois thèses de Cabral traitant du rapport dialectique entre libération et culture sont les suivantes :

1- La thèse de l’avant-garde objective

Le système colonial est l’artisan de sa propre chute. Il crée lui-même les hommes et les femmes qui vont l’abattre. Pour régner, l’oppresseur a besoin d’auxiliaires. Ces auxiliaires sont coupés du peuple dont-ils sont issus, sans pour autant jouir du statut du maitre. Leur ascension est limitée, bloquée. Cette classe se tourne sur elle-même et constate son échec. Dans cette situation, elle a deux issues : Quitter ce statut et rejoindre le peuple ou se joindre à l’occupation, épouser son projet et participer activement à la répression de son propre peuple. Mais cette classe a conscience de son propre pouvoir. Elle est en possession de l’instrumentalité technique, militaire, symbolique de l’occupant.

2- La thèse de la résistance culturelle permanente

La résistance culturelle que les masses populaires opposent à l’oppresseur est indestructible. Elle est permanente, généralisée. Elle n’a jamais cessé, quoi qu’elle reste silencieuse. Dans un premier temps, le mouvement de libération n’est que la voix des sans voix. Les paroles qu’il profère sont celles de la masse populaire. Il enseigne avec précision aux masses ce qu’il reçoit de ces masses de manière confuse.

3- La thèse du mouvement de libération comme « facteur » de culture.

La nature de toute identité est dialectique. D’une part, le mouvement intègre de plus en plus fermement un nombre toujours plus grand de peuples, de classes, d’individus. D’autre part, la rupture avec le monde de significations de l’agresseur est de plus en plus profonde, sa détermination et sa capacité de lutte, donc d’autonomie, de liberté, d’indépendance à tout prix, s’affermissent progressivement. La férocité grandissante de la répression étend l’emprise du mouvement de libération et soude davantage ses composantes, accroit la résolution des combattants et en fait augmenter le nombre. Cette dialectique est ascendante. L’exercice intensifié de l’autocritique que le peuple, les militants, les dirigeants du parti et de l’Etat doivent pratiquer vis à vis de leur travail, de leurs propres biens ne se conquièrent qu’au moyen d’un processus dialectique libérateur où la volonté de la Nation nouvelle se heurte constamment aux projets de reconquête que lui opposent, ouvertement ou de manière sournoise, l’occupant d’hier ou son maitre de Washington. Cette reconquête se fait par l’aide internationale ou par les requêtes visant à obtenir des bases militaires, des concessions minières ou agricoles…

En Guinée Bissau précoloniale, il existait deux principaux types de sociétés : Les groupes segmentaires de cultivateurs de riz, essentiellement des Balante, et celui  des éleveurs du bétail constitué essentiellement des Fula et des Mandjok. Les Fula vivent de lait de leur bétail, les Balante sont des mangeurs de riz et de manioc. En période coloniale, les échanges entre eux étaient presqu’inexistants. Cabral a d’abord tenté de modifier les habitudes alimentaires des groupes de guérilleros en constance mouvance. Il a ensuite inauguré, au fur et à mesure de la libération des zones occupées, des circuits économiques nouveaux, brisant les limites étroites des économies ethnocentriques. L’institution clé de cette unification économique du territoire est l’ « Armazon do Povo » (magasin du peuple). Il contient toutes les marchandises nécessaires à la survie des populations et des combattants. Il fonctionne selon le système de troc. A chaque niveau politique et militaire, l’Assemblée des militants est souveraine, car le PAIGC est un mouvement social et nullement un parti d’avant-garde selon le modèle léniniste. Aucun grade n’existe dans l’armée ou les milices. Les soldats d’une unité désignent leur commandant, élu périodiquement. Un système des conseils assure la même mobilité des cadres. L’unité de base est la véritable cellule de toute la structure politico-militaire du P.A.I.G.C.

Dans le domaine éducatif, Cabral mêle les enseignements de Frantz Fanon à ceux de Samir Amin. Les 14 000 élèves des écoles du P.A.I.G.C. assuraient à la Guinée Bissau et au Cap-Vert le taux de scolarisation le plus élevé de tous les pays d’Afrique occidentale. Quatre livres élaborés par Cabral lui-même formulaient la nouvelle identité de l’Africain libéré. Une autre question difficile se posait, celle de l’autarcie économique. Le P.A.I.G.C. entrevoyait une société essentiellement agricole, tournée vers l’autosuffisance et le bien-être de la population. Il évitait l’ouverture à l’économie internationale dominée par les multinationales qui créeraient de nouvelles structures de dépendance.

2-Le Mouvement de libération nationale PAIGC

A- Sa genèse

Amilcar Cabral et la plupart de ses amis ont été formés à l’école portugaise d’abord, dans les prisons fascistes ensuite. En détention, ils ont lu, et ont fait connaissance d’un grand nombre de militants antifascistes et des principaux dirigeants de la résistance communiste et sociale. De leur séjour au Portugal, la plupart des militants africains ont retenu une solide culture matérialiste et marxiste. Ayant fait ses études d’agronomie à Lisbonne, Cabral y crée en 1954 le Cercle d’Etudes Africaines. Le P.A.I.G.C est fondé en 1956. Il s’appuie sur la petite bourgeoise urbaine dont l’ascension est limitée à cause de leur race. Le 3 Août 1959, le mouvement sort de la clandestinité et affronte l’oppresseur. C’est la grande grève des dockers. L’armée réprime, fusillant plus de 50 travailleurs. Le P.I.D.E, police sécrète du régime fasciste, arrête, torture, fait disparaitre de nombreux militants des villes (Bissau, Baffeta). La direction du parti réussit à passer la frontière, et se réfugie en Guinée Conakry. C’est de là que le mouvement s’organise. L’école des cadres du P.A.I.G.C nait, les organismes dirigeants s’installent. On assiste à une brève autocritique, à la construction d’une infrastructure de guérilla rurale. La guerre de libération commence en 1963. Le P.A.I.G.C tire sa force du dynamisme de la résistance paysanne. Cabral distingue le « fait culturel» et le « facteur de la culture». Le « fait culturel » n’est pas un élément nouveau. Il est le produit de significations, de symboles, d’interprétation des mondes, d’identités collectives qui étaient là avant que ne naisse le parti, avant que ne commence la lutte armée de libération. Le « facteur de culture » par contre, est nouveau. Il nait de la praxis politique, de la lutte de la guérilla. Il mobilise, rejette, sélectionne, réinterprète, introduit des segments culturels, des significations qui sont soit anciens, soit apportés dans la conscience collective, trans-ethnique naissante. De l’idéologie nouvelle surgit également une organisation sociale nouvelle de la vie. L’existence collective dans les zones libérées évolue en fonction de cette dialectique. Les rapports d’échanges sont modifiés, les objets échangés changent de nature, des réseaux d’échanges s’installent entre les économies largement autarcique, les habitudes alimentaires se modifient, les magasins du peuple s’implantent, une école nouvelle fait son apparition dans les campagnes les plus reculées, le service de santé est amélioré. L’Etat national, à partir de ces institutions de base, se construit lentement de bas en haut.

En Septembre 1973, malgré la présence de l’armée d’occupation dans des parties côtières du territoire, l’indépendance de l’Etat est proclamée. Mais l’indépendance totale est survenue en 1974, facilitée par le coup d’Etat du 25 avril 1974 à Lisbonne. Le P.A.I.G.C doit d’un seul coup prendre la charge de tout le territoire. Il doit administrer une population urbaine au sein de laquelle les réseaux du parti sont restés faibles depuis la destruction des cellules du parti en 1959. Cette population dans sa majorité n’est pas acquise au P.A.I.G.C., le parti auto-administré par la population militante. La poursuite populaire de la libération doit désormais se faire dans le cadre de l’Etat et non plus du parti. Le premier ennemi du P.A.I.G.C. est paradoxalement l’école. Cette école est l’école des blancs, une école élitiste qui marginalise les pauvres. Cette école divise la société en deux classes : L’une, mince, composée de personnes qui terminent le cycle complet et dispose d’un savoir. L’autre, immense, faite de tous ceux qui ont été expulsés en cours de route ou qui n’y ont jamais eu accès. Cette école renforce la dépendance de l’étranger, puisque les programmes ne s’apparentent pas à la problématique locale. Elle perpétue l’antagonisme ville/campagne, car les infrastructures scolaires sont concentrées en ville. Elle déprécie le travail du paysans, le travail manuel et valorise le travail intellectuel. Les quelques institutions scolaires nées de la lutte se retrouvent en zones libérées (campagnes). Amilcar Cabral n’avait pas prévu tous ces problèmes, il n’avait pas imaginé que l’Independence serait si prématurée.

Réactualisation, Rejet, Réintégration

La stratégie de construction de la conscience nationale inaugurée par Cabral comprend trois démarches fondatrices : La réactualisation, le rejet et la réinterprétation.

a- La réactualisation

Au début de la guerre de libération, les peuples de Guinée-Bissau et du Cap-Vert n’ont qu’une chose en communs : l’oppression coloniale. L’oppression et l’aliénation qui définissent la situation du colonisé ne seront détruites que par la construction d’une culture nouvelle, celle justement qu’incarne le mouvement de libération nationale. Cette culture est constituée des emprunts sélectifs faits par le mouvement aux différents systèmes autochtones de signification. Les paramètres de cet emprunt sont toujours les mêmes. La nouvelle culture nationale ne se limite pas aux emprunts sélectifs des différents peuples du pays, il s’agit aussi de prendre tout ce que le monde a conquis aujourd’hui pour servir l’homme.

b- Le rejet

Le mouvement nationaliste détruit volontairement et consciemment presque autant de significations autochtones qu’il en valorise. Au sein du P.A.I.G.C, toute forme de pensée magique est combattue. Les cadres du parti persécutaient inlassablement les féticheurs. La culture nationale doit se développer sur la base de la science, elle doit être scientifique, c'est-à-dire qu’il ne faut pas croire aux choses imaginaires.

c- La réinterprétation

Chaque phase contingente de la guerre pose ses propres problèmes concrets. Un exemple est celui du recrutement entre 1963 et 1967. Agissant sur un territoire exigu, harcelé par un ennemi qui ne recule pas, l’armée de libération affronte le problème de recrutement. La pédagogique préparatoire de tout recrutement utilisée en Algérie, et que Cabral a étudié en détail, n’est pas possible en Guinée. Le P.A.I.G.C ne dispose pas de zones véritablement libérées. Or il faut recruter en grand nombre, garder la clandestinité, se déplacer sans arrêt. La convocation d’une assemblée de village est souvent impossible. L’acte de recrutement doit se faire très rapidement, dans la clandestinité, couvert par le secret le plus rigoureux. Des sacrifices souvent très lourds attendent la recrue, car le colonisateur utilise des méthodes de répression inhumaines. Le guérillero ne jouit pas du statut de prisonnier de guerre, les représailles contre sa famille sont courantes. L’intégration de la nouvelle recrue à son unité doit être non seulement rapide et sécrète, mais de la manière la plus convaincante, la plus solide, la plus intense possible. La cérémonie initiatique des classes d’âges de la cosmogonie Balante remplit la plupart de ces exigences. Cette cérémonie fait passer un adolescent au stade de jeune guerrier lors d’une séance rituelle, brève et intense, conduite par un groupe de prêtres savants. Les jeunes recruteurs, militants du P.A.I.G.C, engagent des négociations avec ces dépositoires du savoir initiatique. Cette négociation remplace la pédagogie populaire que pratiquent les mouvements luttant dans des conditions plus favorables.

4- La conversion des maitres

La société coloniale portugaise a été abattue en son centre par ceux-là même qui étaient chargés d’en défendre le maintien à la périphérie. Le 15 Novembre 1973, Mario Soares, secrétaire en exil du Parti Socialiste Portugais tient une conférence à Genève. A cette conférence prennent part des travailleurs portugais immigrés issus généralement des classes les plus opprimées du Portugal fasciste, mais ayant fait leur formation militaire. A eux s’ajoutent des soldats qui ont réprimés, les représentants des mouvements nationalistes africains. Mais s’ils partagent les idées de la révolution portugaise à venir, la destruction du fascisme, la libération des colonies scandalise certains. Le discours de Mario Soares ne parvient pas à détruire la violence de significations imposées par la caserne et l’église où la plupart des portugais ayant réprimé en Afrique ont eu leur formation politique.

Le 25 avril, à Lisbonne, le Mouvement des Forces Armées (M.F.A.) renverse la dictature, chasse les principaux serviteurs et arrive une période révolutionnaire. Ce mouvement s’appuie sur l’idéologie des mouvements de libération africains, notamment le P.A.I.G.C et le M.P.L.A (leurs structures, leur vision du monde). Le M.F.A. se considère lui-même comme le mouvement de décolonisation du Portugal.

 

 

V- l’Afrique trahie : Les proto-Nations

 

1- Théorie de la protection

Il existe aujourd’hui en Afrique trois types de sociétés politiques : Les Nations, les proto- Nations et les appareils de contrainte. La Nation nait de l’effort catégorique d’une avant-garde décidée à briser la domination impérialiste sur un peuple. Cet effort catégorique est issu de l’instinct de justice. La Nation est le produit d’une dialectique ascendante. L’Etat qu’elle génère a rompu totalement avec les déterminismes du marché capitaliste mondial. L’appareil de contrainte est l’exactement le contraire de l’Etat national. L’Etat au sens étymologique n’a plus aucune fonction d’arbitrage à remplir entre classes, régions ou groupes. Cet appareil n’a plus qu’un seul but : Briser l’identité spécifique des autochtones, étouffer par la torture toute velléité de revendication et assurer aux sociétés multinationales bancaires, industrielles et minières qui l’ont mis en place, l’exploitation la plus rationnelle possible du peuple et du pays. L’appareil est administré par des mercenaires indigènes formés, instruits, programmés par le Capital financier multinational. Ces appareils sont moins nombreux en Afrique qu’en Amérique latine. Le seul est l’appareil Mobutu du Zaïre. Lumumba et ses lieutenants s’apprêtaient à soustraire l’immense bassin congolais de la domination impérialiste. Ordre fut donné à ces derniers d’organiser leur assassinat. En 1965, le capital multinational décide de passer à l’action directe. Il met fin à ses pénibles négociations avec les groupes de pression, clans politiques et partis autochtones. Il érige au Congo un appareil de contrainte destiné à garantir dans tout le territoire un ordre homogène, immuable et efficace. Mobutu fait son coup d’Etat, abolit les partis et les syndicats et met en œuvre une politique de domination policière, symbolique, identique à celle de Pinochet ou Chili, Videla en Argentine, et Figueredo au Brésil. Le 6 Juin 1976, Mobutu cède à la Fransport und Rketen-Aktiengesellschaft 6 % du territoire congolais contre 800 millions de Marks. Même les avions congolais ne sont plus autorisés à survoler la zone vendue. Le contrat ne stipule rien sur le devenir des populations habitant la zone. La proto-Nation est une société hétérogène. Le pouvoir politique y fait objet de luttes, de négociations, de transactions permanentes. La proto-Nation opère au niveau de la conscience collective une sorte de consensus contractuel. Le consensus est extrêmement fragile, mais existe. La conscience proto-nationale comporte une forte tendance à l’imitation, à la reproduction des habitudes de consommation, des schémas de pensées allogènes. Quoiqu’intégré dans le système impérialiste mondial, consentant à l’exploitation financière et économique dont elle est l’objet, les dirigeants de la proto-Nation cherchent à se définir dans le tissu impérialiste de façon particulière. La proto-Nation est le produit d’une conjoncture particulière du devenir de l’impérialisme: Elle est elle-même engendrée par cette réorientation, par ce redéploiement, ce rééquilibrage du système impérialiste. Ce système décide d’opérer un transfert formel de pouvoir aux classes autochtones qu’il a lui-même crée et qu’il continue de dominer par la violence symbolique. Un système compliqué de traités de « défense mutuelle » garantit la permanence des régimes mises en place.

Voici les principales interventions militaires françaises. En 1962, Senghor brise le coup d’Etat de Mamadou Dia au Sénégal avec l’aide de l’armée française. En 1964, le régime de Léon M’Ba est renversé au Gabon et rétabli par l’armée française. En 1968, l’armée française écrase l’insurrection Tourbou au Tchad contre le régime de Tombalbaye. En 1977 et 1978, le régime de Mobutu au Zaïre, menacé par l’invasion du Shaba, est sauvé grâce à l’intervention française. En 1977 et 1978 au Sahara Occidental, l’aviation française bombarde les colonnes du Front Polisario. En 1979, les parachutistes français débarquent en Centrafrique pour mettre fin au régime sanglant de Jean Bedel Bokassa que la France elle-même a mis au pouvoir. En débarquant, la France a dans ses bagages le nouveau chef de l’Etat David Dacko. En 1980, un commando de la résistance tunisienne attaque le centre minier de Gafse. Le régime de Bourguiba panique. La France dépêche des unités navales et aériennes en Tunisie. Ceux-ci ne purent intervenir, car le Commando fut rapidement détruit.

La proto-Nation est une pure création de l’impérialisme. Si l’impérialisme est en crise, cette crise n’est pas une agonie, c’est une simple phase de réadaptation, de redéploiement des forces, de mise en place de formes de domination plus efficaces, plus souples, plus rationnelles, et finalement plus sûres qu’auparavant. La proto-Nation assure de manière camouflée la mainmise du Capital financier sur les ressources naturelles, la force de travail, le territoire stratégique d’un pays de la périphérie. L’Etat que ce capital financier met en place étouffe toute velléité de révolte ou de revendication contre la spoliation. Une bourgeoise locale, étroitement associée aux organes de spoliation, vit des miettes de l’exploitation impérialiste et administre l’Etat. Cette bourgeoisie produit des discours nationalistes, d’indépendance, revendicateurs et même révolutionnaires et trompe à la fois l’opinion mondiale et les peuples asservis. Cette bourgeoisie agit comme un écran. Derrière cet écran, le capital financier multinational organise son pillage. La proto-Nation n’est plus liée à la métropole impérialiste par un pacte colonial. Elle est intégrée dans le système impérialiste au point de s’y perdre. Son peuple est réduit à sa pure fonctionnalité marchande. Le capital multinational règne, le marché c’est lui. Il choisit de produire une gamme de biens qui sont les plus rentables possibles et les diffusent à travers la terre. Dans la périphérie et au centre, il rachète, détruit, annihile les appareils de production qui refusent l’intégration. Les proto-Nations ne peuvent évidemment pas payer les biens de consommations qui leurs sont imposés et s’endettent auprès des agences du capital financier multinational et des agences privées. Certaines proto-Nations comme la Côte d’Ivoire atteignent des niveaux de développement élevés. Mais les propriétés créées dans ce pays sont celles du capital financier étranger et d’une couche réduite de capitalistes autochtones. L’immense majorité de la population est dans la misère.

Une bourgeoisie d’Etat nait dans les proto-Nations et administre l’Etat. Cette bourgeoisie d’Etat privilégie la plus-value d’Etat. Elle procède à une consommation somptueuse. Elle n’opère que peu ou pas d’accumulation interne. Les importations du pays s’orientent selon ses habitudes de consommation, et non selon les besoins réels du pays. Cette bourgeoise d’Etat possède des villas construites avec l’argent de l’Etat, des voitures de fonction, des crédits à la construction et d’autres privilèges. Elle est un véritable fléau pour le peuple dans plusieurs proto-Nations. Cette bourgeoisie d’Etat anime des colloques, s’agite sur le devant de la scène internationale, fait des visites d’Etats et multiplie des proclamations solennelles en faveur de la liberté et de la paix. Chaque fois que, quelque part sur le continent, un peuple tente de se libérer, cette bourgeoisie sollicite, au nom de l’Afrique, l’intervention de telle ou telle puissance impérialiste contre le peuple qui lutte pour sa libération.

2- Le cas du Katanga

La proto-Nation Katangaise et Bayeke dans l’éphémère Etat du Katanga nait de la                       « nationalisation » des deux royaumes, de la fusion des élites modernistes qui ont surgi dans chacun des royaumes. Il s’agit de Moïse Tschombé chez les Balunda et de Godfroid Munongo chez les Bayeke. Tschombé, dont le père est le premier millionnaire noir du Katanga, entretenant d’étroits rapports avec l’union minière, adore le luxe et recherche sans cesse la compagnie des blancs. Il excelle dans les intrigues locales, congolaises et internationales. Son réseau d’amis s’étend d’Afrique à l’Europe jusqu’aux Etats-Unis. Munongo par contre n’a de pouvoir que localement. Il n’aime pas les blancs qu’il considère comme des envahisseurs sans exception. Les deux royaumes sont situés sur les hauts plateaux fertiles du Sud-Est. Le 30 Janvier 1892, une expédition financée par Léopold Saxe-Cobourg (Léopold II) arrive à Bunyeka, conduite par Emile Franqui, lieutenant de l’armée belge et Jules Corret, géologue. Corret étudie le sol et rapporte au roi les richesses Katangaise. Franqui créera plus tard un fabuleux empire, grande puissance internationale aux ramifications multiples, appelé Union Minière du Haut-Katanga. Dès 1892, le Katanga attire vite les européens. Jusqu’en 1936, le Katanga dépendait directement du ministère des colonies à Bruxelles. A partir de cette date, il devint indépendant du gouvernement général du Congo et du Ruanda-Urundi, jusqu’au moment de l’indépendance Congolaise.

L’agent de la modernisation

L’agresseur étranger qui détruisit partiellement le socle social des sociétés Balunda et Yeke fut l’Union Minière du Haut Katanga. C’est elle qui fut l’agent de la modernisation, bouleversant les hiérarchies du pouvoir traditionnel, créant des rôles sociaux nouveaux, érodant l’antique système de significations. L’Union Minière du Haut Katanga fut créé en 1906 par Franqui, avec un Capital de      200 000 dollars. En 1959, le capital de la société représentait 160 millions de dollars et ses profits annuels bruts s’élevaient à 70 millions de dollars.

Les élites modernistes

En 1957, les autorités coloniales décrètent les premières élections municipales. Bien que les maires n’aient pas de pouvoirs réels, le pouvoir colonial et les dirigeants des sociétés vont s’en servir pour mesurer la force des nouvelles élites modernistes, qui se révèlera faible. Les Baluba remportant les élections de 1957, puisqu’il n’y avait aucune organisation politique moderniste. En Octobre 1958, Moïse Tschombe et Godfroid Munongo créent leur organisation interethnique unissant les élites modernistes des Bayeke, des Balunda et quelques autres peuples. C’est la Confédération des Associations Tribales du Katanga (Conakat). Les chefs Baluba refusent d’y adhérer et créent leur propre organisation la Balubakot, avec pour président Jason Sendwé. À l’élection de communales de 1959, le premier mouvement national créé se présente aux élections : Il s’agit du Mouvement National Congolais (M.N.C) de Patrice Lumumba. Il rassemble les Congolais de toutes les ethnies. Un nationalisme intransigeant, une tactique de lutte réfléchie, et surtout l’extraordinaire personnalité de son chef font du mouvement un point de ralliement de toutes les élites modernistes de toutes les provinces. Au Katanga, l’administration coloniale commence à s’inquiéter. Elle fait émerger les associations tribales en partis politiques. Les mots d’ordre de Lumumba ne parviennent pas à briser l’emprise des chefs traditionnels sur les masses : Les groupes tribaux réussissent et le M.N.C est battu au Katanga. Moïse Tschombé et ses lieutenants réussirent à contrôler 427 des 484 sièges disponibles. Sous la pression du mouvement nationaliste et internationale, s’ouvre à Bruxelles la « Table ronde » réunissant les élites du Congo (Lumumba, Gizenga, Tschombé, Munongo, Kasavubu.) L’indépendance est fixée au 30 Juin 1960. Des élections ont lieu avant cette date dans les six provinces. La Conakat a des sièges au niveau provincial. Ni le parlement provincial, ni le gouvernement local dirigé par Moïse Tschombé n’arrivent à gérer les conflits anciens et nouveaux entre les grandes sociétés politiques : La guerre civile entre Bayeke et Balunda d’une part et Bayeke-Baluba d’autre part. D’autres royaumes éclatent aussitôt.

Les blancs qui étaient 34 000 personnes en 1960 avaient pour mouvement principal l’Union Katangaise. L’Union était dirigée par le richissime et violent Achille Gavrage. Son mouvement se prononçait en faveur de la ségrégation raciale dans les établissements publics, contre l’accès des Africains à l’éducation supérieure et pour une immigration massive de colons européens. Il invitait les vétérans de l’armée Belge à venir s’installer au Katanga et à tenir garnison dans les contrés importantes du pays. Les élites de la Canokat s’allient aux réactionnaires qui partagent la haine du Mouvement National Congolais et de la nation africaine indépendante qui nait sous la conduite de Patrice Lumumba. En Juin 1960, le gouvernement provincial du Katanga proclame l’indépendance de la province du Katanga. Le gouvernement belge, soutenu par Lumumba et Kasavubu, réagit brusquement et mobilise les troupes à la frontière Rhodésienne qui devait être le soutien potentiel du nouvel Etat. Le 26 Juin, Moïse Tschombé, Godfroid Munongo et Jean Baptiste Kibwé prennent publiquement l’engagement sur l’honneur de ne pas recourir à la sécession. Après la fin du régime coloniale le 30 Juin, Moïse Tschombe annonce au monde le 11 Juillet la sécession du Katanga. L’Etat sécessionniste du Katanga est financé par l’Union Minière, défendu par les mercenaires blancs, mais gouverné par des africains.

3-L’Etat proto-National

L’Etat proto-national du Katanga devait organiser une force militaire autonome, capable de résister à la fois aux forces armées des Nations-Unies appelées par Patrice Lumumba, premier ministre du Congo, aux troupes de l’armée nationale Congolaise et aux milices populaires des Baluba du Nord. Moïse Tschombe mate violemment toute contestation au sein de son gouvernement. Le 28 Juillet, il vote une loi interdisant aux Katangais d’arborer le drapeau congolais. Il fait voter une loi créant le Sénat Katangais où les Chef coutumiers, les ministres de l’Etat et les députés et sénateurs à l’Assemblée nationale congolaise en font partie de droit. Le 2 Août, il signe un décret créant la banque nationale Katangaise chargée d’émettre une monnaie katangaise. Le même jour, il crée le moniteur Katangais, sorte de bulletin officiel de l’Etat. Le 3 Août, la constitution de l’Etat est adoptée et donne tous les droits au Chef de l’Etat. Au niveau supérieur et moyen, les charges sont tenues par les blancs. Certains blancs sont là depuis la période coloniale, d’autre ont été envoyés par le gouvernement belge pour soutenir l’Etat Katangais. Dans les faits, ni Tschombé, ni Munongo n’exerce d’influence véritable sur la machine administrative. La gendarmerie que l’Etat protonationaliste s’était dotée était constituée de troupes africaines levées parmi les Balunda et les Bayeke et les mercenaires étaient pour la plupart des français, des anglais, des rhodésiens. Le gouvernement français offre son appui à l’Etat sécessionniste.

3- Epilogue provisoire

La proto-Nation ne parvient pas à tenir face à tous ses ennemis. Elle est dispersée et l’Etat katangais prend fin en Janvier 1963. Son administration s’écroule, son gouvernement est en fuite, son armée passe la frontière. S’étant réfugié en Europe, Moïse Tschombé tente de s’appuyer sur la Conakat toujours l’égale. A la frontière congolaise, certains mercenaires blancs qui encadraient l’armée de l’Etat sécessionniste restent avec elle et prennent de nouveaux quartiers. En 1964 débute la guerre civile congolaise. Après l’assassinat de Patrice Lumumba le 17 Janvier 1961, Cyrille Adoula, le président imposé par les Etats-Unis au Congo ne parvient pas à restaurer l’ordre néocolonial. Dans les provinces de l’Est, du centre et du Sud, les forces progressistes nationalistes sous la direction d’Antoine Gizenga, Pierre Mulele, Thomas Kanza, Christophe Gbenye et de Gaston Soumiald passent à l’attaque. Rapidement, elles contrôlent les trois quarts du territoire national. L’Algérie, l’Egypte, Che Guevara et ses deux cents hommes les renforcent. Les tuteurs américains et belges de la République du Congo rappellent d’exil Moïse Tschombé qui devient premier ministre du gouvernement central. Les gendarmes Katangais rentrent d’Angola et soutiennent l’armée néocoloniale. Les forces néocoloniales finissent par mettre en déroute les forces lumumbistes.

En 1965, Joseph Désiré Mobutu réussit son coup d’Etat. Moïse Tschombé repart en exil. Son armée rentre en Angola et contribue à combattre les nationalistes angolais du M.P.L.A (Mouvement Populaire de Libération d’Angola). Avec la victoire du M.P.L.A. et la proclamation de l’indépendance de l’Angola, une guerre civile éclate entre les deux principales forces nationalistes qui ont combattu pour l’indépendance. Il s’agit du M.P.L.A et de l’UNITA. Les forces katangaises s’allient au M.P.L.A qu’ils ont combattu hier pour combattre l’UNITA. Le 7 mars 1977, l’armée Katangaise, sous la direction du général Nathael M’Bumba entre au Congo. L’armée congolaise prend la fuite. La population du Shaba (nouvelle dénomination de l’ancien Katanga du Sud) l’accueille comme le libérateur. Le 13 mai 1978, le guérilla s’installe dans toute la frontière bordant l’Angola et la Zambie. L’Armée Zaïroise se replie et résiste. La victoire des forces katangaises devient une certitude contre les forces congolaises de Mobutu. Après plusieurs consultations avec le gouvernement des Etats-Unis, de la Belgique et les gouvernements proto-nationaux africains, le président de la France Valery Giscard D’Estaing décide de sauver le régime de Mobutu et d’assurer l’évacuation des européens survivants. Les forces conjointes mobilisées par la France depuis l’étranger réussissent à briser les Katangais qui se replient vers la Zambie et L’Angola.


 

Quatrième partie : Le front de refus

 

I- L’ombre

L’accumulation accélérée dont bénéficient certaines classes des peuples du centre se paie au martyr de la destruction des hommes de la périphérie. La rareté organisée gouverne la planète. Des enfants par millions vivent sans parents, sans familles, dans les rues sordides des grandes villes, livrés irrémédiablement à la misère, à la violence, à la solitude. Ils sont renvoyés par des parents incapables de les nourrir. Les chiffres hallucinants de la misère imposent l’horreur de la réalité vécue des hommes. L’UNESCO estime à 400 millions le nombre des orphelins de la misère. C'est-à-dire des enfants du tiers-monde qui sont rejetés par leurs familles à cause de la faim, du chômage permanent du père, de la dislocation de la cellule familiale ou plus simplement de la mort de leurs parents. Des enfants qui sont souvent obligés de survivre en fouillant les poubelles des grands restaurants, cherchant les restes de nourriture. A peine nés, des millions d’enfants du tiers-monde sont renvoyés à la solitude, à la marginalité, au néant. Ils ne connaitront jamais l’amour d’une mère, d’un frère, d’un parent. Certains seront parqués dans les orphelinats, d’autres subsisteront parce qu’ils ramasseront dans les morceaux d’ordures les miettes que leurs jetteront les touristes ou les riches. Personne ne remarquera jamais ces enfants.

En Avril 1974, 77 Etats du tiers Monde, réunis autour du « groupe de Lima » obtiennent la convocation d’une assemblée générale extraordinaire des Nations Unies. Sous la pression des plus progressistes, ces Etats d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine ont exigé des prix fixes pour les matières qu’ils exportent vers les Etats industriels, une renégociation globale des termes de l’échange qui gouvernent le marché mondial des biens, l’instauration d’un contrôle public international des agissements des sociétés multinationales, bancaires et industriels dans les pays du Tiers-monde. Ils ont en plus exigé des conditions nouvelles, équitables pour le transfert dans les pays du Tiers monde, des technologies nouvelles développées dans les laboratoires et instituts de recherches des pays du centre, le droit pour chaque Etat de la périphérie de choisir lui-même le système économique, social, politique interne qui lui convient. En 1976, le « groupe de Lima » remporte une première victoire. Les Etats impérialistes du centre acceptent l’ouverture des négociations globales sur tous ces points. Mais la Conférence Nord/Sud qui se tient à Paris échoue. Les Etats impérialistes du centre refusent de céder la moindre parcelle de leurs privilèges. Si les Etats impérialistes du centre négocient avec les Etats dominés de la périphérie, ces deux groupes d’Etats, à quelques exceptions près, sont dans les mains d’une même classe dirigeante de privilégiés et de nantis. Les peuples dominés et affamés du tiers-monde sont absents de la table de négociations de Paris, les travailleurs dépendants des Etats industriels également. La grande majorité des gouvernements du Tiers-monde a été mis en place par les grandes sociétés multinationales bancaires et industrielles du centre. La négociation était d’avance vouée à l’échec. De tous ces gouvernements presque tous installés au pouvoir par le capital multinational, aucun ne pourrait vraiment secouer ce capital et exiger de lui une véritable négociation, sous crainte de se voir renverser.

Mais le quart-Etat planétaire n’est pas totalement « absent » de la table de négociation. Les hommes et les femmes de l’ombre ont leurs porte-parole. Les délégués qui dans leurs Etats respectifs oppriment le peuple attaquent durement les représentations des Etats capitalistes du centre. Mais la conférence Nord/ Sud est une illusion. L’actuel débat autour du nouvel ordre économique international est un mensonge et un moyen de mensonge. Si les revendications du groupe de Lima correspondent aux besoins urgents des peuples, elles ne sauraient faire l’objet d’une négociation. Si elles doivent trouver une réponse, c’est par l’insurrection violente des peuples. Or l’insurrection planétaire des esclaves relève pour le moment du pur désir : Le système impérialiste est aujourd’hui plus solide que jamais, la liberté concrète des hommes recule partout, la contre révolution avance sur tous les fronts. Ce qui reste d’espérance est recouvert d’ombre, les nuits ne cesse de progresser.

Le capital marginalise des foules de travailleurs de plus en plus nombreux. De petits paysans chassés de leurs terres par une agriculture capitaliste mécanisée. Les sociétés multinationales détruisent l’industrie nationale par la création d’immenses complexes de fabrication. En nationalisant la classe ouvrière du centre et en anéantissant celle de la périphérie, le capital impérialiste multinational détruit la solidarité planétaire entre les hommes asservis. Toutes espérances n’est pas vain parce que le système impérialiste mondial sécrète ses propres ennemis. Ces adversaires sont plus nombreux que les graines de sable dans le désert. Il existe une anthropologie nationaliste. Les hommes éprouvent les mêmes sensations. L’homme se sait appartenir à une espèce. Il ressent la souffrance d’un enfant sous-alimenté quel que soit son appartenance social, son idéologie ou sa religion. Mais la violence symbolique du capital, la rationalité marchande tente de tuer cette conscience en l’homme et de faire de lui un être sans sentiment. Le policier noir des « special forces » sud-africaines qui torturent un paysan noir ne perçoit pas sa victime comme un semblable, il est guidé par la violence symbolique du capital financier. La bourgeoisie africaine a installé dans son cerveau la chimère sanglante de                « l’ennemi ». La classe ouvrière européenne « nationalisée » perçoit l’ouvrier du monde tri-continent comme un concurrent dont les revendications mettent en danger la stabilité de son emploi de son pouvoir d’achat. En occident comme dans la périphérie, la première tâche du révolutionnaire est la destruction de la violence symbolique du capital et des significations meurtrières qu’il impose aux hommes.

Mais une conscience nouvelle est en train de naitre. Cette conscience tient un langage nouveau, celui de la dissidence individuelle ou de la dissidence de petits groupes. Le langage de la dissidence personnelle n’obéit à aucune organisation. Il est le plus radical de tous. La conscience pour soi ressemble à un miroir brisé. Un seul morceau peut nuire plus fort que mille soleils. Ce langage est plus radical qu’aucune des idéologies formulées, car il ne vise pas à prendre le pouvoir, mais à détruire tout pouvoir que les hommes exercent sur d’autres hommes. Le front du refus est partout à l’œuvre. Tout pouvoir produit sa propre vérité et cette vérité est toujours une vérité du pouvoir, de son développement, de sa conservation. Le front du refus réunit tous les hommes de la planète qui ne supportent plus la richesse rapidement croissante de quelque uns et le dépérissement continu du plus grand nombre.