Résumé de l’ouvrage SOCIOLOGIE D’UNE REVOLUTION (L’an V de la révolution algérienne)

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Auteur : Frantz Fanon

Edition : Maspero

Année d’édition : 1959

 

Par :

La Ligue Associative Africaine

 

 

 

Sous la coordination de : Yemele Fometio

                                                                                          Décembre 2018       

 

 

Cet ouvrage est résumé par le Département Panafricain de l’Education et de la Culture de la Ligue Associative Africaine. Le projet du résumé des grands ouvrages contribue à la Renaissance Africaine. Nous sommes convaincus que cette renaissance ne peut être assise que sur des savoirs solides et inattaquables. Nous avons décidé de résumer des ouvrages capitaux sur l’Afrique pour permettre aux africains d’avoir des connaissances nécessaires à l’émergence du continent, et à la proclamation de la République de Fusion Africaine.

Une renaissance africaine n’est pas possible sans un Etat unificateur solide et puissant, capable de fédérer toutes les aspirations du peuple africain à travers la planète. C’est pour cette raison que la Ligue Associative Africaine fédère les partis politiques, les syndicats et organisations des pays d’Afrique pour mener la Grande Révolution Panafricaine et proclamer la République de Fusion Africaine. Le résumé de cet ouvrage entre dans le cadre de notre programme éducatif « Les études panafricaines » qui vise à former les cadres de la Grande Révolution Panafricaine dans les partis politiques et organisations membres de la Ligue Associative Africaine. Au-delà, ce résumé s’adresse à tout africain et toute personne désireuse d’avoir des connaissances solides et vraies sur l’Afrique.

Cependant seule une lecture de l’ouvrage en entier peut vous permettre de cerner toute sa quintessence. Bonne lecture de ce résumé.

 

 


           

INTRODUCTION
Frantz Fanon, juillet 1959

 

La guerre d’Algérie entre bientôt dans sa sixième année. Personne parmi nous comme dans le monde ne soupçonnait, en novembre 1954, qu’il faudrait se battre pendant soixante mois avant d’obtenir que le colonialisme français desserre son étreinte et donne voix au peuple algérien. Après cinq ans de lutte, aucune modification politique n’est intervenue. Les responsables français continuent de proclamer l’Algérie française. Cette guerre a mobilisé le peuple dans sa totalité, l’a sommé d’investir en bloc ses réserves et ses ressources les plus cachées. Le peuple algérien ne s’est pas donné de répit, car le colonialisme auquel il est confronté ne lui en a laissé aucun. Le Front de Libération Nationale n’a pas craint, dans les moments où le peuple subissait les assauts les plus massifs du colonialisme, de proscrire certaines formes d’action et de rappeler constamment aux unités engagées les lois internationales de la guerre. Dans une guerre de Libération, le peuple colonisé doit gagner, mais il doit le faire proprement sans « barbarie ». Le peuple européen qui torture est un peuple déchu, traître à son histoire. Le peuple sous développé est obligé, s’il ne veut pas être moralement condamné par les « Nations Occidentales », de pratiquer le fair-play, tandis que son adversaire s’aventure, la conscience en paix, dans la découverte illimitée de nouveaux moyens de terreur. Le peuple sous-développé doit à la fois prouver, par la puissance de son combat, son aptitude à se constituer en Nation, et par la pureté de chacun de ses gestes, qu’il est, jusque dans les moindres détails, le peuple le plus transparent, le plus maître de soi. Mais tout cela est bien difficile. Alors que dans la région de Mascara, il y a exactement six mois, plus de trente combattants encerclés et ayant épuisé leurs munitions, après s’être battus à coups de pierres, étaient faits prisonniers et exécutés devant le village, un médecin algérien était détaché aux frontières par le F.L.N. pour ramener sans délai des médicaments pour soigner un prisonnier français. Au cours du trajet, deux combattants algériens qui l’accompagnaient étaient tués. Les images montrées inculpant la Révolution sont la plupart de temps ceux des comités de défense mises sur pied et contrôlés par la France. La Révolution a certes commis des crimes, mais n’est pas allée aussi loin que le colonialisme. Les gens qui nous condamnent ou qui nous reprochent ces franges obscures de la Révolution ignorent le drame atroce du responsable qui doit prendre une sanction contre un patriote coupable par exemple d’avoir tué un traître notoire sans en avoir reçu l’ordre. Cet homme qui doit être jugé, sans code, sans loi, par la seule conscience que chacun a de ce qui doit se faire et de ce qui doit être interdit, n’est pas un homme nouveau dans le groupe de combat. Il a donné depuis plusieurs mois des preuves irrécusables d’abnégation, de patriotisme, de courage. Pourtant il faut le juger. Le responsable, le représentant local de l’organisme dirigeant doit appliquer les directives. Il lui faut quelquefois être l’accusateur, les autres membres de l’unité n’ayant pas accepté la charge d’accuser ce frère devant le tribunal révolutionnaire. Il n’est pas facile de conduire avec le minimum de failles, la lutte d’un peuple durement secoué par 130 ans de domination contre un ennemi aussi décidé et aussi féroce que le colonialisme français. Mme Christiana Lilliestierna, journaliste suédoise, s’est entretenue, dans un camp, avec quelques-uns des milliers d’Algériens réfugiés. Voici un extrait de reportage : « Le suivant de la chaîne est un garçon de sept ans marqué de profondes blessures faites par un fil d’acier avec lequel il fut attaché pendant que des soldats français maltraitaient et tuaient ses parents et ses sœurs. Un lieutenant avait tenu de force ses yeux ouverts, afin qu’il vît et qu’il se souvînt de cela longtemps... » Cet enfant fut porté par son grand-père pendant cinq jours et cinq nuits avant d’atteindre un camp du F.L.N. L’enfant dit : « Je ne désire qu’une chose : pouvoir découper un soldat français en petits morceaux, tout petits morceaux. » Eh bien cet enfant de sept ans, croit-on donc qu’il soit facile de lui faire oublier à la fois le meurtre de ses parents et sa vengeance énorme ?

Personne n’avait imaginé que les algériens allaient s’installer dans la guerre avec autant de détermination. Alors que dans beaucoup de pays coloniaux c’est l’indépendance acquise par un parti qui informe progressivement la conscience nationale diffuse du peuple, en Algérie c’est la conscience nationale, les misères et les terreurs collectives qui rendent inéluctable la prise en main de son destin par le peuple. L’Algérie est virtuellement indépendante. Les Algériens se considèrent déjà souverains. Il reste à la France à la reconnaître. Pour la France, l’Algérie est une partie de son territoire, sa colonie de peuplement. On voit donc que la paix n’est pas pour demain. Mais la France ne peut pas recommencer sa domination en Algérie. Même si cette domination devait être allégée et dissimulée. La guerre que le peuple algérien mène pour sa survie à des niveaux différents renouvelle ses symboles, ses mythes, ses croyances, son émotivité. Nous assistons en Algérie à une remise en marche de l’homme.

L’éventualité d’une victoire sur la rébellion n’est plus à écarter, proclame le général Challe. Il ne faut pas ironiser. Tous les généraux en chef de toutes les guerres coloniales répètent les mêmes choses, mais comment ne comprennent-ils pas qu’aucune rébellion n’est jamais vaincue. On a voulu vaincre l’U.P.C., mais n’a-t-on pas donné l’indépendance au Cameroun ? La seule différence est que le colonialisme, avant de s’en aller, a multiplié au sein du peuple camerounais les demi-trahisons, les prévarications, les rancœurs. Aussi l’avenir du Cameroun est-il pour plusieurs années, hypothéqué par une politique néfaste et apparemment subtile.

Le colonialisme a définitivement perdu la partie en Algérie, tandis que de toute façon, les Algériens l’ont définitivement gagnée. Ce peuple, perdu pour l’histoire, qui retrouve un drapeau, un gouvernement, reconnu déjà par de nombreux Etats, ne peut plus reculer maintenant. Ce peuple analphabète qui écrit les pages les plus belles et les plus émouvantes de la lutte pour la liberté ne peut pas reculer ni se taire. Le colonialisme français doit savoir ces choses. Il ne doit plus ignorer que le gouvernement algérien peut mobiliser n’importe quand, n’importe quel Algérien. Même les nouveaux élus, inscrits de force sur les listes électorales de l’administration, démissionneraient sur un ordre du F.L.N. Une armée peut à tout moment reconquérir le terrain perdu, mais comment réinstaller dans la conscience d’un peuple le complexe d’infériorité, la peur et le désespoir ? Comment supposer, comme les y invitait ingénument le général de Gaulle, que les Algériens « rentrent dans leurs foyers » ? Quel sens peut avoir cette expression pour un Algérien d’aujourd’hui ? Le colonialisme ignore les données véritables du problème. Il s’imagine qu’on apprécie notre puissance au nombre de nos mitraillettes lourdes. C’était vrai dans les premiers mois de 1955. Aujourd’hui, cela ne l’est plus. D’abord parce que d’autres éléments pèsent sur l’histoire. Ensuite parce que les mitrailleuses et les canons ne sont plus les armes de l’occupant. Les deux tiers de la population du monde sont prêts à donner à la Révolution autant de mitrailleuses lourdes qu’il nous est nécessaire. Et si l’autre tiers ne le fait pas, ce n’est nullement par désaccord avec la cause du peuple algérien. Bien au contraire, cet autre tiers lui fait constamment savoir qu’il lui accorde son soutien moral. Et il s’arrange pour l’exprimer concrètement. La puissance de la Révolution algérienne réside d’ores et déjà dans la mutation radicale qui s’est produite chez l’Algérien.

 

 

 

 


Chapitre 1
L’Algérie se dévoile

Les techniques vestimentaires, les traditions d’habillement, de parement, constituent les formes d’originalité les plus marquantes, c’est-à-dire les plus immédiatement perceptibles d’une société. À l’intérieur d’un ensemble, existent des modifications de détail, des innovations qui, dans les sociétés très développées, définissent et circonscrivent la mode. Mais l’allure générale demeure homogène et l’on peut regrouper de grandes aires de civilisation, d’immenses régions culturelles à partir des techniques originales, spécifiques, d’habillement des hommes et des femmes. C’est à travers l’habillement que des types de société sont d’abord connus. Il y a ainsi des civilisations sans cravates, des civilisations avec pagnes et d’autres sans chapeaux. Dans le monde arabe, le voile dont se drapent les femmes est immédiatement vu par le touriste. Le voile de la femme apparaît avec une telle constance qu’il suffit, en général, à caractériser la société arabe. Le vêtement masculin admet une certaine marge de choix, un minimum d’hétérogénéité. Bien que toutes les femmes arabes ne soient pas voilées, pour le touriste, la femme arabe est d’abord celle qui porte le voile. Ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire traditionnel algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose.

Les responsables de l’administration française en Algérie, engagés à la destruction de l’originalité du peuple, à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale, vont porter le maximum de leurs efforts sur le port du voile. À un premier niveau, il y a reprise pure et simple de la fameuse formule : « Ayons les femmes et le reste suivra. » Pour l’administration coloniale : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. » C’est la situation de la femme qui sera alors prise comme thème d’action. L’administration dit défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée... On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares. L’occupant amasse autour de la vie familiale de l’Algérien tout un ensemble de jugements, d’appréciations, de considérants, multiplie les anecdotes et les exemples édifiants, tentant ainsi d’enfermer l’Algérien dans un cercle de culpabilité. Des sociétés d’entraide et de solidarité avec les femmes algériennes se multiplient. C’est la période d’effervescence et de mise en application de toute une technique d’infiltration au cours de laquelle des meutes d’assistantes sociales et d’animatrices d’œuvres de bienfaisance se ruent sur les quartiers arabes. À chaque kilo de blé distribué correspond une dose d’indignation contre le voile. Après l’indignation, les conseils pratiques. Les femmes algériennes sont invitées à jouer « un rôle fondamental, capital » dans la transformation de leur sort. On les presse de dire non à une sujétion séculaire. On leur décrit le rôle immense qu’elles ont à jouer. L’administration coloniale investit des sommes importantes dans ce combat. Après avoir posé que la femme constitue le pivot de la société algérienne, tous les efforts sont faits pour en avoir le contrôle. L’Algérien résistera à l’assimilation culturelle tant que sa femme n’aura pas adopté la culture européenne. Dans le programme colonialiste, c’est à la femme que revient la mission historique de bousculer l’homme algérien. Convertir la femme, la gagner aux valeurs étrangères, l’arracher à son statut, c’est à la fois conquérir un pouvoir réel sur l’homme et posséder les moyens pratiques, efficaces, de déstructurer la culture algérienne.

Les hommes algériens, pour leur part, font l’objet des critiques de leurs camarades européens ou plus officiellement de leurs patrons. Il n’est pas un travailleur européen qui, dans le cadre des relations interpersonnelles du chantier, de l’atelier ou du bureau, ne soit amené à poser à l’Algérien les questions rituelles : « Ta femme est-elle voilée ? Pourquoi ne te décides-tu pas à vivre à l’européenne ? Pourquoi ne pas emmener ta femme au cinéma, au match, au café ? » Le travail d’approche est également réalisé dans les établissements scolaires. Assez rapidement, les enseignants, à qui les parents ont confié les enfants prennent l’habitude de porter un jugement sévère sur le sort de la femme dans la société algérienne. « On espère fermement que vous au moins, serez assez fortes pour imposer votre point de vue... » Des écoles de « jeunes filles musulmanes » se multiplient. Les mères sont d’abord touchées, assiégées et on leur confie la mission de convaincre le père. On vante la prodigieuse intelligence de la jeune élève, sa maturité ; on évoque le brillant avenir réservé à ces jeunes filles, et l’on n’hésite pas à attirer l’attention sur le caractère criminel d’une éventuelle interruption de la scolarité de l’enfant. On propose l’internat à la jeune élève, afin de permettre aux parents d’échapper aux critiques « de voisins bornés ».

Les patrons européens emploient des manœuvres pour acculer l’Algérien, et exigent de lui des décisions pénibles. À l’occasion d’une fête, Noël ou jour de l’An, ou simplement d’une manifestation intérieure à l’entreprise, le patron invite l’employé algérien et sa femme. Venir avec sa femme, c’est s’avouer vaincu, c’est « prostituer sa femme », l’exhiber, abandonner une modalité de résistance. Par contre, y aller seul, c’est refuser de donner satisfaction au patron, c’est rendre possible le chômage. Il s’agit de l’affrontement pied à pied de deux systèmes, l’épopée de la société colonisée avec ses spécificités d’exister, face à l’hydre colonialiste. Avec l’intellectuel algérien, l’agressivité apparaît dans toute sa densité. L’avocat et le médecin sont dénoncés avec une exceptionnelle vigueur. Ces intellectuels, qui maintiennent leurs épouses dans un état de semi esclavage, sont littéralement désignés du doigt. Il est reproché à l’intellectuel de limiter l’extension des habitudes occidentales apprises, de ne pas jouer son rôle de noyau actif de bouleversement de la société colonisée, de ne pas faire profiter sa femme des privilèges d’une vie plus digne et plus profonde... On accuse l’Islam de dominer sur les algériens. En présentant l’Algérien comme une proie que se disputeraient avec une égale férocité l’Islam et la France occidentale, c’est toute la démarche de l’occupant, sa philosophie et sa politique qui se trouvent ainsi explicitées. L’occupant, mécontent de ses échecs, présente de façon simplifiante et péjorative, le système de valeurs à l’aide duquel l’occupé s’oppose à ses innombrables offensives. Tout souci de maintenir intacts quelques morceaux d’existence nationale, est assimilé à des conduites religieuses, magiques, fanatiques.

Les forces occupantes, en portant sur le voile de la femme algérienne le maximum de leur action psychologique, devaient évidemment récolter quelques résultats. Çà et là il arrive donc que l’on « sauve» une femme qui, symboliquement, est dévoilée. Ces femmes-épreuves, au visage nu et au corps libre, circulent désormais, comme monnaie forte dans la société européenne d’Algérie. Il règne autour de ces femmes une atmosphère d’initiation. Les Européens surexcités et tout à leur victoire, évoquent les phénomènes psychologiques de la conversion. Ceux qui ont provoqué cette conversion gagnent en considération. On les envie. Ils sont signalés à la bienveillante attention de l’administration. Les responsables du pouvoir, après chaque succès enregistré, renforcent leur conviction dans la femme algérienne conçue comme support de la pénétration occidentale dans la société autochtone. Chaque nouvelle femme algérienne dévoilée annonce à l’occupant une société algérienne aux systèmes de défense en voie de dislocation, ouverte et défoncée. La société algérienne avec chaque voile abandonné semble accepter de se mettre à l’école du maître et décider de changer ses habitudes sous la direction et le patronage de l’occupant. Cacher le visage, c’est aussi dissimuler un secret, c’est faire exister un monde du mystère et du caché. Dévoiler c’est aussi la volonté de mettre cette femme à portée de soi, d’en faire un éventuel objet de possession. Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur.

L’Algérien a, à l’égard de la femme algérienne, une attitude dans l’ensemble claire. Il ne la voit pas. Il y a même volonté permanente de ne pas apercevoir le profil féminin, de ne pas faire attention aux femmes. Il n’y a donc pas chez l’Algérien, dans la rue ou sur une route, cette conduite de la rencontre intersexuelle que l’on décrit aux niveaux du regard, de la prestance, de la tenue musculaire, des différentes conduites troublées auxquelles nous a habitués la phénoménologie de la rencontre.
L’Européen face à l’Algérienne veut voir. Il réagit de façon agressive devant cette limitation de sa perception. Les femmes européennes affirment, péremptoires, qu’on ne dissimule pas ce qui est beau. On dissimule des imperfections.  Elles avancent qu’il y a volonté de tromper sur la « marchandise ». Mais au fond d’elles les femmes européennes ressentent une certaine inquiétude devant ces femmes algériennes. Frustrées devant le voile, elles éprouvent une impression analogue devant le visage découvert, ce corps audacieux, sans gaucherie, sans hésitation. Comme le précisait Jean Paul Sartre sur la question et parlant de la femme européenne face à l’algérienne : « elle se sent mise en danger sur le plan de la coquetterie, de l’élégance, voire de la concurrence par cette... Novice muée en professionnelle, catéchumène transformée en propagandiste, la femme algérienne met en question l’Européenne. Cette dernière n’a d’autre ressource que de rejoindre l’Algérien qui avait avec férocité, rejeté les dévoilées dans le camp du mal et de la dépravation. »

L’acharnement du colonialiste, ses méthodes de lutte contre le voile vont naturellement provoquer chez le colonisé des comportements réactionnels. Ce sont les projets de l’occupant qui déterminent les centres de résistance autour desquels s’organise la volonté de pérennité d’un peuple. À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile. Ce qui était élément indifférencié dans un ensemble homogène, acquiert un caractère tabou, et l’attitude de telle Algérienne en face du voile, sera constamment rapportée à son attitude globale en face de l’occupation étrangère. Le colonisé, devant l’accent mis par le colonialiste sur tel ou tel secteur de ses traditions réagit de façon très violente. L’intérêt mis à modifier ce secteur tisse autour de l’élément privilégié un véritable univers de résistances. Tenir tête à l’occupant sur cet élément précis, c’est lui infliger un échec spectaculaire, c’est surtout maintenir à la « coexistence » ses dimensions de conflit et de guerre latente. C’est entretenir l’atmosphère de paix armée.

L’entrée des femmes dans la Révolution donne une autre conception au voile. Pendant la Révolution, le combat est mené exclusivement par les hommes. Les caractéristiques révolutionnaires de ce combat, la nécessité d’une clandestinité absolue obligent le militant à tenir sa femme dans une ignorance absolue. Au fur et à mesure de l’adaptation de l’ennemi aux formes du combat, des difficultés nouvelles apparaissent qui nécessitent des solutions originales. La décision d’engager les femmes comme éléments actifs dans la Révolution algérienne ne fut pas prise à la légère. En un sens, c’est la conception même du combat qui devait être modifiée. La violence de l’occupant, sa férocité, son attachement délirant au territoire national amènent les dirigeants à ne plus exclure certaines formes de combat. Progressivement, l’urgence d’une guerre totale se fait sentir. Il faut allier
harmonieusement l’entrée en guerre des femmes et le respect du type de la guerre révolutionnaire. Autrement dit, la femme doit répondre avec autant d’esprit de sacrifice que les hommes. Il faut donc avoir en elle la même confiance que l’on exige quand il s’agit de militants chevronnés et plusieurs fois emprisonnés. Il faut donc exiger de la femme une élévation morale et une force psychologique exceptionnelles.

Dans les montagnes, des femmes aidaient le maquisard à l’occasion des haltes ou des convalescences après une blessure ou une typhoïde contractée dans le djebel. Mais décider d’incorporer la femme comme maillon capital, de faire dépendre la Révolution de sa présence et de son action dans tel ou tel secteur, c’était évidemment une attitude totalement révolutionnaire. Une telle décision était rendue difficile pour plusieurs raisons. La ténacité de l’occupant dans son entreprise de dévoiler les femmes, d’en faire une alliée dans l’œuvre de destruction culturelle a renforcé les conduites traditionnelles. Les responsables hésitaient à engager les femmes, n’ignorant pas la férocité du colonisateur. Presque tous étaient passés par leurs geôles ou s’étaient entretenus avec les rescapés des camps ou des cellules de la police judiciaire française. Aucun d’eux n’ignorait le fait que toute Algérienne arrêtée serait torturée jusqu’à la mort. Il est relativement facile de s’engager soi-même dans cette voie et d’admettre parmi les différentes éventualités celle de mourir sous les tortures. La chose est un peu plus difficile quand il faut désigner quelqu’un qui risque cette mort de façon certaine.

C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, que la femme algérienne sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage. Il n’y a pas chez elle cette sensation de jouer un rôle lu maintes et maintes fois dans les romans, ou aperçu au cinéma.
La multiplication des cellules du F.L.N., l’étendue des tâches nouvelles, finances, renseignements, contre-renseignements, formation politique, la nécessité de constituer pour une même cellule en exercice, trois ou quatre cellules de remplacement, de réserve, susceptibles d’entrer en activité à la moindre alerte concernant celle de premier plan, obligent les responsables à chercher d’autres éléments pour l’accomplissement de missions strictement individuelles. Ce rôle sera donné à la femme. On a d’abord choisi les femmes mariées dont les maris étaient militants. Par la suite, furent désignées des veuves ou des divorcées. De toute façon, il n’y avait jamais de jeunes filles. D’abord parce qu’une jeune fille même âgée de vingt ou vingt-trois ans, n’a guère l’occasion de sortir seule du domicile familial. Mais les devoirs de mère ou d’épouse oblige les femmes à se déplacer constamment.  Le volontariat de plus en plus nombreux de jeunes filles, conduisent les responsables politiques à faire un autre bond, à bannir toute restriction, à prendre appui indifféremment sur l’ensemble des femmes algériennes. La femme agent de liaison, porteuse de tracts, précédant de cent ou deux cents mètres un responsable en déplacement, est encore voilée ; mais à partir d’une certaine période, les rouages de la lutte se déplacent vers la ville européenne. L’Algérienne à découvert, est lancée dans la ville du conquérant. Très rapidement elle adopte une conduite d’offensive absolument incroyable. Quand un colonisé entreprend une action contre l’oppresseur, et quand cette oppression s’est exercée sous les formes de la violence exacerbée et continue comme en Algérie, il doit vaincre un nombre important d’interdits.

La ville européenne n’est pas le prolongement de la ville autochtone. Les colonisateurs ne se sont pas installés au milieu des indigènes. Ils ont cerné la ville autochtone, ils ont organisé le siège. Les villes indigènes sont, de façon concertée, prises dans l’étau du conquérant. Il faut avoir en mains les plans d’urbanismes d’une ville dans une colonie, pour se faire une idée de la rigueur avec laquelle est organisée l’immobilisation de la ville indigène, de l’agglomération autochtone. En dehors des femmes de ménage employées chez le conquérant, celles qu’indifféremment le colonisateur prénomme les « Fatmas », l’Algérienne, la jeune Algérienne surtout, s’aventure peu dans la ville européenne. Les déplacements ont presque tous lieu dans la ville arabe. Et même dans la ville arabe, les déplacements sont réduits au minimum. Les rares fois où l’Algérienne abandonne la ville, c’est presque toujours à l’occasion d’un événement exceptionnel (mort d’un parent habitant une localité voisine), de visites traditionnelles intra-familiales pour les fêtes religieuses, le pèlerinage... Dans ce cas, la ville européenne est traversée en voiture, la plupart du temps de bon matin. La jeune Algérienne doit à la fois affronter le monde essentiellement hostile de l’occupant et les forces de police mobilisées, vigilantes, efficaces. L’Algérienne, à chaque entrée dans la ville européenne, doit remporter une victoire sur elle-même, sur ses craintes infantiles. Elle doit reprendre l’image de l’occupant fichée quelque part dans son esprit et dans son corps, pour la remodeler, amorcer le travail capital d’érosion de cette image, la rendre inessentielle, lui enlever de sa vergogne, la désacraliser.

L’Algérien, en déclenchant la lutte, desserre l’étau qui se resserrait autour des villes indigènes. D’un point à l’autre d’Alger, la Révolution crée de nouvelles liaisons. C’est la femme algérienne, la jeune fille algérienne qui assumera la tache de liaison. Porteuses de messages, d’ordres verbaux compliqués, appris par cœur quelquefois par des femmes sans aucune instruction, telles sont quelques-unes des missions qui sont confiées à la femme algérienne. Mais aussi, elle doit guetter une heure durant, souvent davantage, devant une maison où a lieu un contact entre responsables. Au cours de ces minutes interminables où il faut éviter de rester en place car on attire l’attention, éviter de trop s’éloigner car on est responsable de la sécurité des frères à l’intérieur, il est fréquent de constater des scènes tragico-comiques. Etant dévoilée, elle est souvent remarquée, courtisée, insultée… Quand de telles choses arrivent, il faut serrer les dents, faire quelques mètres, échapper aux passants qui attirent l’attention, qui donnent aux autres passants l’envie soit de faire comme eux, soit de prendre votre défense. Ou bien c’est avec vingt, trente, quarante millions que la femme algérienne se déplace, portant l’argent de la Révolution dans son sac ou dans une petite valise, cet argent qui servira à subvenir aux besoins des familles de prisonniers ou à acheter des médicaments et des vivres à l’intention des maquis.

Cet aspect de la Révolution a été mené par la femme algérienne avec une constance, une maîtrise de soi et un succès incroyable. En dépit des difficultés internes, subjectives et malgré l’incompréhension quelquefois violente d’une partie de la famille, l’Algérienne assumera toutes les tâches à elle confiées. Mais progressivement les choses vont se compliquer. C’est ainsi que les responsables qui se déplacent et qui font appel aux femmes- éclaireurs, aux jeunes filles ouvreuses de route, ne sont plus des hommes-politiques nouveaux, inconnus encore des services de police. Dans les villes commencent à transiter d’authentiques chefs militaires en déplacement. Ceux-là sont connus, recherchés. Il n’y a pas un commissaire de police qui ne possède leur photo sur son bureau. Ces militaires qui se déplacent, ces combattants, ont toujours leurs armes. Il s’agit de pistolets-mitrailleurs, de revolvers, de grenades, quelquefois les trois à la fois. C’est après maintes réticences que le responsable politique arrive à faire admettre à ces hommes, qui ne sauraient accepter d’être faits prisonniers, de confier à la jeune fille chargée de les précéder, leurs armes, à charge pour eux, si la situation se complique, de les récupérer immédiatement. Le cortège s’avance donc en pleine ville européenne. À cent mètres une jeune fille, une valise à la main et derrière deux ou trois hommes l’aspect détendu. Cette jeune fille qui est le phare et le baromètre du groupe, rythme le danger. Arrêt-départ-arrêt-départ, et les voitures de police qui se succèdent dans les deux sens, et les patrouilles, etc... Avec cette phase, la femme algérienne s’enfonce un peu plus dans la chair de la Révolution. Mais c’est à partir de 1956 que son activité prend des dimensions véritablement gigantesques. Devant répondre coup sur coup au massacre des civils algériens dans les montagnes et dans les villes, la direction de la Révolution se voit acculée à adopter des formes de lutte jusque-là écartées. Il s’agit du terrorisme.

La technique du terrorisme est la même. Attentats individuels ou attentats collectifs par bombes ou déraillements de trains. Personne ne décide de faire tuer des civils sans retour de conscience. Plusieurs fois, des responsables sont revenus sur des projets ou même ont rappelé à la dernière minute le fidaï chargé de placer la bombe. Chaque coup porté à la Révolution, chaque massacre perpétré par l’adversaire renforce la férocité des colonialistes et cerne de toutes parts le civil algérien. Des trains chargés de militaires français, la marine française dans les rades d’Alger et de Philippeville qui manœuvre et qui bombarde, les avions à réaction, les miliciens qui font irruption dans les douars et qui liquident sans compter les hommes algériens, tout cela contribue à donner au peuple l’impression qu’il n’est pas défendu, qu’il n’est pas protégé, que rien n’a changé et que les Européens peuvent faire ce qu’ils veulent.

La situation exigeait que soient adoptées de nouvelles formes de combat. Ce sont d’abord les policiers et les lieux de réunions des colonialistes (cafés à Alger, Oran, Constantine) qui seront visés. Dès lors, l’Algérienne s’enfonce de façon totale, avec opiniâtreté, dans l’action révolutionnaire. C’est elle qui, dans son sac transporte les grenades et les revolvers qu’un fïdaï prendra à la dernière minute, devant le bar, ou au passage du criminel désigné. Au cours de cette période, les Algériens, surpris dans la ville européenne sont impitoyablement interpellés, arrêtés, fouillés. C’est pourquoi il faut suivre le cheminement parallèle de cet homme et de cette femme, de ce couple qui porte la mort à l’ennemi, la vie à la Révolution. L’un appuyant l’autre, mais apparemment étrangers l’un à l’autre. L’une transformée radicalement en Européenne, pleine d’aisance et de désinvolture, insoupçonnable, noyée dans le milieu, et l’autre, étranger, tendu, s’acheminant vers son destin. Le Fidaï algérien, à l’inverse des déséquilibrés anarchistes rendus célèbres par la littérature, ne se drogue pas. Le Fidaï n’a pas besoin d’ignorer le danger, d’obscurcir sa conscience ou d’oublier. Le « terroriste » dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le Fidaï, lui, a rendez-vous avec la vie de la Révolution, et sa propre vie. Le Fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité de perdre sa vie pour l’indépendance de la Patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort. Si la décision est prise de tuer tel commissaire de police tortionnaire ou tel chef de file colonialiste, c’est que ces hommes constituent un obstacle à la progression de la Révolution.

Une autre difficulté apparue dès les premiers mois d’activité féminine. Alors qu’elle sort toujours accompagnée, elle doit désormais marcher seule. Elle prend le train, dors dans une famille inconnue, chez des militants. Mais l’importance ici est que le mari ne fait aucune difficulté pour laisser partir sa femme en mission. Sa fierté, au contraire sera de dire, au retour de l’agent de liaison : « Tu vois, tout s’est bien passé en ton absence. » La vieille jalousie de l’Algérien, sa méfiance « congénitale » ont fondu au contact de la Révolution. Les militants recherchés se réfugient chez d’autres militants non encore identifiés par l’occupant. Dans ces conditions, pendant toute la journée, c’est la femme, qui, seule avec le réfugié, lui procure la nourriture, la presse, le courrier. Engagé dans la lutte, le mari ou le père découvre de nouvelles perspectives sur les rapports entre sexes. Le militant découvre la militante et conjointement, ils créent de nouvelles dimensions à la société algérienne.

A partir de 1957, le voile réapparaît. Les missions deviennent de plus en plus difficiles. L’adversaire sait maintenant, certaines militantes ayant parlé sous la torture, que des femmes très européanisées d’aspect jouent un rôle fondamental dans la bataille. De plus, certaines Européennes d’Algérie participent activement à la Révolution. La découverte par les autorités françaises de la participation d’Européens à la lutte de Libération fut un choc pour l’administration. À partir de ce jour, les patrouilles françaises interpellent toute personne qui possède un paquet. Dans ces conditions, il devient urgent de dissimuler le paquet aux regards de l’occupant et de se couvrir à nouveau du haïk protecteur. Ici encore, il faut réapprendre une nouvelle technique. Porter sous le voile un objet assez lourd, « très dangereux à manipuler ». Il faut que le soldat soit rassuré qu’on est incapable de faire quoi que ce soit. Et la bombe, ou le sac de grenades, retenus au corps par tout un système de ficelles et de courroies. Car les mains doivent être libres, présentées aux militaires pour qu’ils n’aillent pas plus loin. Le 1er novembre 1954 n’a pas été le réveil du peuple, mais le signal qu’il attendait pour se mettre en branle, pour expérimenter en plein jour une tactique acquise, et solidement renforcée au cours de la période franco-musulmane. L’Algérienne, comme ses frères, avait minutieusement monté des mécanismes de défense qui lui permettent aujourd’hui de jouer un rôle capital dans la lutte libératrice.

 

 

Chapitre 2

« Ici la voix de l’Algérie…»

La contestation du principe de la domination étrangère entraîne des mutations essentielles dans la conscience du colonisé, dans la perception qu’il a du colonisateur, dans sa situation d’homme dans le monde. Radio-Alger, poste émetteur français installé en Algérie depuis des dizaines d’années, réédition ou écho de la Radiodiffusion française nationale installée à Paris, exprime avant tout la société coloniale et ses valeurs. Dans l’ensemble, la société algérienne refuse cette technique qui met en cause sa stabilité et les types traditionnels de sociabilité. Posséder un poste de T.S.F., pour l’Européen, c’est le seul moyen d’être rattaché aux villes, à Alger, à la métropole, au monde des civilisés. C’est l’un des moyens d’échapper à la pression inerte, passive et stérilisante de l’« indigénat » environnant. Radio-Alger fonde le droit du colon et renforce sa certitude dans la continuité historique de la conquête. C’est un morceau de présence française.

Comme technique instrumentale au sens restreint, le poste de T.S.F. développe les
pouvoirs sensoriels, intellectuels et musculaires de l’homme dans une société donnée. Le poste de T.S.F., en Algérie occupée, est une technique de l’occupant qui, dans le cadre de la domination coloniale et ne répond à aucun besoin vital de « l’indigène. L’instrument technique, les nouvelles acquisitions scientifiques, quand elles renferment une charge suffisante pour ébranler tel dispositif de la société autochtone, ne sont jamais perçus en soi, dans une quiète neutralité. L’instrument technique s’insère dans la situation coloniale. À partir de 1945, l’Algérie va brutalement apparaître sur la scène internationale. Pendant des semaines, les 45 000 morts de Sétif et de Guelma alimentent les journaux et les bulletins d’information de régions jusque-là inconnues. L’éveil du monde colonial et la Libération progressive de peuples longtemps asservis situent l’Algérie dans un processus qui la dépasse en la fondant. L’apparition de pays arabes libérés revêt ici une importance exceptionnelle. La première introduction massive de postes de T.S.F. en Algérie, est contemporaine de la création des stations émettrices nationales de Syrie, d’Egypte et du Liban. À partir de 1947-1948, les postes se multiplient, mais de façon modérée. Même alors, l’Algérien à l’écoute s’intéresse exclusivement aux radios étrangères et arabes. Radio-Alger n’est captée que parce qu’elle diffuse de la musique typiquement algérienne, de la musique nationale. Mais c’est en 1951-1952, à l’occasion des premières escarmouches en Tunisie, que le peuple algérien ressent la nécessité d’augmenter son réseau d’information. En 1952-1953, le Maroc entreprend sa guerre de libération et, le 1er novembre 1954, l’Algérie rejoint le Front Maghrébin anticolonialiste. Ce sont les réactions de l’occupant qui apprennent à l’Algérien que quelque chose de grave et d’important se déroule dans le pays. L’Algérien qui déchiffre sur le visage de l’occupant la déroute montante du colonialisme, ressent le besoin impérieux et vital d’être au courant. La lutte de libération, décelable dans la soudaine gentillesse du colon ou dans ses colères inattendues ou immotivées, met l’Algérien dans la nécessité de suivre, pas à pas, l’évolution de la confrontation. Savoir ce qui se passe, connaître à la fois les pertes réelles de l’ennemi et les siennes, devient fondamental. Aux informations de l’ennemi, l’Algérien doit opposer ses propres informations.

Pendant les premiers mois de la guerre, c’est avec la presse écrite que l’Algérien tente d’organiser son système d’information. La puissance du message colonialiste, les systèmes mis en œuvre pour l’imposer et pour en faire la vérité sont tels que, la plupart du temps, le colonisé n’a que sa conviction intérieure à opposer aux offensives traumatisantes de la presse française et aux manifestations spectaculaires du pouvoir militaire et policier. Progressivement, le petit soutien moral apporté par la presse démocratique cesse. L’autocensure des journaux locaux connus pour leur honnêteté traditionnelle renforce cette impression de trahison sur le plan de l’information. L’Algérien, surtout celui des régions rurales, complète son absence d’informations par une surenchère absolument irrationnelle. C’est alors que surviennent des réactions tellement disproportionnées avec la réalité objective, qu’elles revêtent aux yeux de l’observateur une allure de folie. Dans les premiers mois de 1955, il arrive que circulent à Constantine des bruits selon lesquels, par exemple, Alger se trouverait entre les mains des nationalistes, ou à Alger, que le drapeau algérien flotte sur Constantine, Philippeville, Batna... Il y a chez l’autochtone, une sorte de sur-assurance amplifiée, qui provoque sur le plan des conduites certaines manifestations particulières. C’est ainsi que nous pouvons assister à des phénomènes absolument typiques. Des individus foncent dans une rue ou sur une ferme isolée, sans arme, ou brandissant un pauvre couteau ébréché, aux cris de : « Vive l’Algérie indépendante. Nous sommes vainqueurs. » Cette conduite agressive se termine la plupart du temps par une rafale de mitraillette lâchée par une patrouille. Quand le médecin peut s’entretenir avec le moribond, les expressions les plus habituelles sont : « Ne les croyez pas ! Nous sommes les plus forts, les nôtres arrivent, je suis chargé de vous annoncer leur arrivée. Nous sommes puissants et nous écraserons l’ennemi. » Dans le groupe dominant, on assiste à l’éclosion de la peur collective et à l’apparition chez le colon de fuites en avant criminelles. La différence avec le cas du colonisé, c’est qu’il y a toujours passage à l’acte chez le colonisateur, meurtres réels et multiples.

Pour l’Algérien, réclamer L’Express, L’Humanité ou Le Monde qui analysent les informations de manière plus véridiques, c’est avouer publiquement et le plus souvent à un indicateur de police, son allégeance à la Révolution ; c’est, en tout cas, indiquer sans précaution, qu’on prend ses distances par rapport aux informations officielles, donc « colonialistes ». L’achat de tel journal est ainsi assimilé à un acte nationaliste. Donc, c’est très rapidement un acte dangereux. Chaque fois que l’Algérien réclame l’un de ces journaux, le représentant de l’occupant qu’est le tenancier du kiosque, y voit l’expression du nationalisme, l’équivalent d’un acte de guerre. Progressivement, les adultes algériens prennent l’habitude de confier à de jeunes Algériens le soin d’acheter ces journaux. Aussi, à partir d’une certaine période, les tenanciers de kiosques de journaux refuseront la vente de l’Express, l’Humanité et Libération aux mineurs. Les adultes sont alors acculés à se démasquer ou à se contenter de l’Echo d’Alger. C’est à ce moment que la direction politique de la Révolution donne l’ordre de boycotter la presse locale algérienne. En privant les journaux algériens d’une grande partie de leur clientèle autochtone, le mouvement révolutionnaire ébranle assez efficacement le marché de la presse locale. Mais surtout, la direction politique était convaincue que, livrés à la seule information colonialiste, les Algériens subiraient progressivement l’action massive et nocive de ces pages entières, où chaque matin on pouvait lire l’élimination de la Révolution.

L’acquisition d’un poste de T.S.F. en Algérie, en 1955, représente l’unique moyen d’obtenir de source non française des nouvelles de la Révolution. Cette nécessité revêt un caractère impérieux lorsque le peuple apprend que du Caire, chaque jour, des Algériens dressent le bilan de la lutte de Libération. Du Caire, de Syrie, de presque tous les pays arabes refluent ainsi sur l’Algérie, les grandes pages écrites par les frères, les parents, les amis. C’est à la fin de 1956 que se produit la véritable mutation. En effet, des tracts sont distribués à cette époque qui annoncent l’existence d’une Voix de l’Algérie Libre. Les heures d’écoute et les longueurs d’onde des émissions sont précisées. Cette voix qui porte à toute l’Algérie le message grandiose de la Révolution, acquiert d’emblée une valeur essentielle. En quelques semaines, plusieurs milliers de postes sont vendus aux Algériens. Le poste de T.S.F. ne fait plus partie de l’arsenal d’oppression culturel de l’occupant. Après quelques mois d’hésitation, les mesures légales apparaissent. La vente des radios est interdite. Les commerçants algériens ont alors l’occasion, en multipliant les fraudes, de faire acte de patriotisme, assurant ainsi l’approvisionnement du peuple en radios adaptées. L’Algérien qui souhaite vivre au même niveau que la Révolution, a enfin la possibilité d’entendre une voix officielle, celles des combattants, lui expliquer le combat, lui raconter l’histoire de la Libération en marche, l’incorporer enfin à la nouvelle respiration de la Nation. Les services français eurent tôt fait de repérer les longueurs d’onde du poste émetteur. Les programmes furent alors systématiquement brouillés et progressivement, la Voix de l’Algérie combattante devint inaudible. Une nouvelle forme de lutte était née. Des tracts conseillèrent aux Algériens de se tenir à l’écoute de façon permanente deux ou trois heures durant. Au cours d’une même émission, un deuxième poste, émettant sur une autre longueur d’onde, relayait le premier poste brouillé. L’auditeur était incorporé à la bataille des ondes. Très souvent, dans une salle, l’oreille collé contre l’appareil, un algérien avait la chance inespérée d’entendre la Voix. Il explique aux autres ce qu’a dit la voix. L’assistance qui désire se renseigner sur telle bataille signalée par la presse française des dernières vingt-quatre heures posent des questions. Mal entendue, couverte par un brouillage incessant, obligée de se déplacer deux ou trois fois sur les ondes au cours d’une même émission, la Voix de l’Algérie combattante n’est presque jamais entendue de façon suivie. C’est une voix hachée, discontinue. D’un village à l’autre, d’un gourbi à un autre gourbi, la Voix de l’Algérie dit des choses nouvelles, relate des batailles de plus en plus glorieuses, dessine en clair l’effondrement de la puissance occupante. Cette Voix de l’Algérie qui, pendant plusieurs mois va vivre traquée par les réseaux puissants de brouillage de l’adversaire, cette « Parole », quoique souvent inaudible, alimente la foi du citoyen dans la Révolution. Chaque soir, de 21 heures à 24 heures, l’Algérien se met à l’écoute. L’Algérien, derrière chaque modulation, chaque grésillement actif, devine non seulement des paroles, mais des batailles concrètes. La guerre des ondes, dans le gourbi, réédite à l’intention du citoyen, la confrontation armée de son peuple et du colonialisme. Les postes ennemis, une fois l’émission terminée, abandonnent leur travail de sabotage. La musique militaire de l’Algérie en guerre qui clôt les émissions, peut donc librement emplir la poitrine et la tête des fidèles. Ces quelques notes d’airain, récompensant trois heures d’espoir quotidien, ont joué pendant des mois un rôle fondamental dans la formation et le renforcement de la conscience nationale algérienne.

Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est la lutte du peuple algérien qui facilite la diffusion de la langue française dans la Nation.  L’émission étant diffusée en trois langues parmi lesquelles le français.  Les autorités d’occupation n’ont pas davantage mesuré l’importance de l’attitude nouvelle de l’Algérien en face de la langue française. S’exprimer en français, comprendre le français, n’est plus assimilable à une trahison ou à une identification avec l’occupant. Utilisée par la Voix des combattants, portant de façon prégnante le message de la Révolution, la langue française devient aussi un instrument de libération. On assiste à une quasi prise en charge par « l’indigène » de la langue de l’occupant. Les autorités françaises furent déroutées par ce phénomène. Les décisions prises dans le système linguistique de l’occupant acculent ce dernier à prendre conscience du caractère relatif de ces signes et jettent la confusion et le désordre dans son dispositif de défense. Les partisans de l’intégration voyaient une nouvelle occasion d’affirmer « l’Algérie française » en faisant de la langue de l’occupant le seul moyen pratique de communication. La langue française, la langue de l’occupant se voit ainsi attribuer une fonction de Logos, avec des implications ontologiques au sein de la société algérienne.

Le poste de T.S.F. comme technique d’information et la langue française comme support d’une possible communication, s’incorporent presque simultanément dans la Nation en lutte. La Voix de l’Algérie combattante et toutes les voix captées par le poste de T.S.F. révèlent à l’Algérien le caractère fragile, très relatif de la voix française présentée jusqu’ici comme unique. La voix de l’occupant se désacralise. La radio s’introduit en force et non par implantations progressives. On assiste à un bouleversement de fond en comble des moyens de perception, du monde même de la perception.
La Voix de l’Algérie combattante s’est multipliée. De Tunis, de Damas, du Caire, de Rabat,
des programmes sont diffusés à l’intention du peuple. Ce sont des Algériens qui organisent les programmes. Les services français n’essaient plus de brouiller ces émissions puissantes et nombreuses.

 

 

 

 

Chapitre 3

La famille algérienne

L’existence de la lutte de Libération nationale, le caractère total de la répression infligent des traumatismes graves au groupe familial : père raflé dans la rue en compagnie de ses enfants, dénudé en même temps qu’eux, torturé sous leurs yeux, mari arrêté, interné, emprisonné ; ce sont les femmes qui doivent alors trouver les moyens d’empêcher les enfants de mourir de faim. La famille, homogène et quasi monolithique, se brise. Des personnes particulières se trouvent confrontées à des options, à des choix nouveaux. Avant 1954, le fils qui adopte une position nationaliste ne le fait jamais à vrai dire contre l’avis du père, mais son activité de militant ne modifie en rien sa conduite de fils dans le cadre de la famille algérienne. Les relations basées sur le respect absolu dû au père et sur le principe que la vérité est d’abord propriété indiscutable des anciens ne sont pas altérées.

Dès le début de la Révolution, quand les voies officielles et pacifiques sont épuisées, le militant durcit ses positions. Le parti politique passe à l’action directe et les problèmes qui se posent au fils sont des problèmes de vie ou de mort de la patrie. Corrélativement, son attitude à l’égard du père et des autres membres de la famille se débarrasse de tout ce qui se révèle inutile et stérilisant pour la situation révolutionnaire. La personne prend naissance, s’autonomise et devient créatrice de valeurs. Le vieil attachement infantilisant au père fond au soleil de la Révolution. Le 1er novembre 1954, la Révolution repose tous les problèmes : ceux du colonialisme, mais également ceux de la société colonisée. La société colonisée s’aperçoit que pour mener à terme l’œuvre gigantesque dans laquelle elle s’est jetée, pour vaincre le colonialisme et pour réaliser la Nation algérienne, il lui faut faire un effort immense sur
elle-même, tendre toutes ses articulations, renouveler son sang et son âme. Le peuple comprend, au cours des multiples épisodes de la guerre, que s’il veut donner vie à un nouveau monde, il lui faut créer de toutes pièces une nouvelle société algérienne. La vérité, pour une fois, échappe à ses dépositaires traditionnels et se met à la portée de n’importe quel chercheur. Le groupe, autrefois en attente des valeurs déchiffrées par le père, amorce en ordre dispersé une recherche individuelle. Chaque Algérien devant le nouveau système de valeurs introduit par la Révolution est incité à se définir, à prendre position, à choisir.

Le Fils et le Père

Au moment où le peuple est convié à adopter des formes radicales de lutte, la famille algérienne est encore fortement structurée. Mais, sur le plan de la conscience nationale, le père accuse un retard énorme sur le fils. Depuis longtemps, à l’insu des parents, un nouveau monde a pris naissance et se développe avec une particulière rapidité. Confusément, il est vrai, le père a autrefois saisi au passage quelques lambeaux de phrases, quelques significations acérées, mais jamais la décision de combattre l’occupant les armes à la main. Devant la Révolution qui, brutalement, coupe le monde en deux, le père se découvre désarmé et un peu inquiet. Cette inquiétude se transforme en désarroi en présence du fils qui devient préoccupé, tendu. Une atmosphère s’installe, dure... Très souvent, les parents réagissent de façon univoque. Les réflexions d’avant 1954 réapparaissent et c’est le cortège habituel de conseils de prudence. Mais aussi de propos défaitistes : « Restez tranquilles, les Français sont trop forts ; vous n’y arriverez jamais. » Le fils fuit la discussion, évite de répondre, tente de ne pas opposer le monde neuf qu’il est en train de bâtir à l’univers de l’attente et de la résignation infinies du père. Quelquefois, le père exige que le fils reste tranquille, abandonne la lutte, revienne à la famille, se consacre aux siens. Aux célibataires, on parle mariage et aux hommes mariés on rappelle les devoirs. Le désaccord devient flagrant. Le jeune Algérien est amené à défendre sa position, à légitimer devant son père la conduite adoptée. Il condamne et rejette avec fermeté la prudence proclamée du père. Mais il n’y a pas rejet et expulsion du père. On assiste au contraire à la mise en train d’un travail de conversion de la famille. Le militant se substitue au fils et entreprend l’endoctrinement du père. Ce ne sont d’ailleurs pas les paroles du fils qui convaincront. Ce sont surtout les dimensions de l’engagement populaire, les informations que l’on reçoit sur la répression. La vieille assurance paternelle, déjà ébréchée, s’écroule définitivement. Le père ne sait plus comment maintenir l’équilibre. Il découvre alors que le seul moyen de rester debout est de rejoindre le fils. C’est pendant cette période que le père enterre les valeurs anciennes. Toutefois, cette conversion du père n’élimine pas radicalement les conduites traditionnelles. Le père fait taire difficilement son désir de rétablir sa souveraineté écroulée et la hantise des conséquences effroyables de cette guerre ouverte. C’est ainsi que prennent naissance de nouvelles formes d’opposition paternelle, des manifestations voilées de l’autorité paternelle. Au jeune Algérien qui décide par exemple de rejoindre le maquis, le père n’oppose plus une interdiction formelle. Il fait davantage appel à la discipline du militant, demande si ce départ répond à une mobilisation ou s’il s’agit d’une initiative personnelle. Dans le dernier cas, le père est le premier à rappeler au fils-militant les principes de la discipline : si tes chefs ont besoin de toi, ils t’appelleront. À aucun moment on n’assiste à un affrontement véritablement douloureux. Mais le plus souvent, le père s’efface devant le nouveau monde et se met au service de son fils. C’est le jeune Algérien qui jette la famille dans le vaste mouvement de Libération nationale.

Quelquefois cependant, la situation est plus difficile. Le père, collaborateur notoire de l’administration colonialiste, dans l’exercice même de sa profession est acculé à choisir : caïd, policier, bachagha, élu préfabriqué, il se voit tout à la fois rejeté et condamné par la nouvelle Algérie qu’incarne son fils. Très souvent il abdique. Cependant, il arrive que la contamination est telle qu’il ne lui est plus loisible de se libérer de l’étreinte colonialiste. La longue succession des compromissions est à ce point imposante qu’aucun retour en arrière n’est possible. Plusieurs familles algériennes ont connu ces tragédies effroyables où le fils, présent à la réunion qui doit décider du sort de son père traître à la patrie, n’a d’autre solution que de rallier la majorité et d’accepter les jugements les plus décisifs. D’autres fois, c’est le fils qui va fixer au sein du Comité la participation financière de ses parents à la Révolution et l’on imagine le paradoxe de cette situation d’un père se plaignant à son fils comme à un associé de l’énormité de la somme réclamée par les responsables... Cette défaite du père par les forces nouvelles qui émergent de la Patrie ne peut pas laisser intacts les rapports anciens qui ordonnaient la société algérienne.

La Fille et le Père

Dans la famille algérienne, la fille est toujours à un cran en arrière du garçon. La naissance d’un garçon dans une famille est saluée avec plus d’enthousiasme que celle d’une fille. Le père y voit en effet un compagnon pour les travaux, un successeur sur la terre familiale et à sa mort un tuteur pour la mère et les sœurs. La jeune fille, sans être humiliée ou délaissée ressent assez bien la surenchère faite autour de son frère. La jeune fille, dans l’ensemble, n’a pas l’occasion de développer sa personnalité ni de prendre des initiatives. Elle prend place dans le vaste réseau de traditions domestiques de la société algérienne. La vie de la femme au foyer, faite de gestes séculaires ne permet aucun renouvellement. L’analphabétisme, la misère, le statut de peuple opprimé entretiennent et renforcent jusqu’à les dénaturer les spécificités de l’univers colonisé. La fille adopte sans effort les comportements et les valeurs de la société féminine algérienne. Elle apprend de la bouche de sa mère le prix incomparable de l’homme. La jeune fille apprend à éviter les discussions avec l’homme, à ne pas « pousser l’homme à bout ». La facilité avec laquelle le divorce est décidé dans la société algérienne fait constamment peser sur la femme une peur presque obsessionnelle d’être renvoyée dans sa famille. Assez rapidement, dans le cadre familial, la jeune fille évite de paraître devant le père. Lorsque la femme se substitue à la fille au moment de la puberté, il y a une sorte d’accord tacite qui veut que le père ne se trouve jamais face à face avec sa fille. Tout est organisé pour que le père ignore que sa fille est devenue pubère. Cette nécessité, dans laquelle se trouve le père de ne pas côtoyer la nouvelle femme qui se trouve au foyer, amène l’entourage à envisager le mariage de la jeune fille. Le mariage précoce en Algérie n’est pas le désir de diminuer le nombre de bouches à nourrir, mais littéralement le souci de ne pas avoir une nouvelle femme sans statut, une femme-enfant dans la maison. La fille pubère est à prendre, d’où la rigueur avec laquelle elle est maintenue au foyer, protégée, surveillée. D’où aussi la facilité avec laquelle elle est mariée. Dans ces conditions, on ne comprendrait pas la jeune fille qui voudrait choisir un mari ou refuser l’homme que lui propose sa famille. La fille qui sent l’inquiétude de ses parents et expérimente la fragilité de sa nouvelle situation de femme-enfant, voit le mariage comme libération, comme délivrance, comme équilibration définitive. La jeune pubère en Algérie qui ne se marie pas prolonge une situation anormale. L’analphabétisme et le chômage qui règnent ne laissent aucune autre solution à la jeune fille. Indéfiniment tenue pour mineure, la femme se doit de trouver le plus rapidement possible un tuteur, et le père tremble de mourir et d’abandonner sa fille sans soutien, donc incapable de survivre.

On voit donc que la fille algérienne, illettrée, voilée, stoppée, semble mal préparée pour assumer des tâches révolutionnaires. La fille algérienne a honte de son corps, de ses seins, de ses menstrues. Elle a honte d’être femme devant les siens. Elle a honte de parler devant son père, de regarder son père. Ce sont toutes ces restrictions qui vont être bousculées et remises en question par la lutte de Libération nationale. La femme algérienne dévoilée, qui occupe une place de plus en plus importante dans l’action révolutionnaire, développe sa personnalité, découvre le domaine exaltant de la responsabilité. La liberté du peuple algérien s’identifie alors à la libération de la femme, à son entrée dans l’histoire. Cette femme qui, dans les avenues d’Alger ou de Constantine transporte les grenades ou les chargeurs de fusil-mitrailleur, cette femme qui demain sera outragée, violée, torturée, ne peut pas repenser jusque dans les détails les plus infimes ses comportements anciens ; cette femme qui écrit les pages héroïques de l’histoire algérienne fait exploser le monde rétréci et irresponsable dans lequel elle vivait, et conjointement collabore à la destruction du colonialisme et à la naissance d’une nouvelle femme.

Les femmes en Algérie, à partir de 1955, commencent à avoir des modèles. Dans la société algérienne circule l’histoire de femmes de plus en plus innombrables qui, dans les djebels ou dans les villes meurent, sont emprisonnées pour que naisse l’Algérie indépendante. Ce sont ces femmes militantes qui constituent les systèmes de référence autour desquels l’imagination de la société féminine algérienne va entrer en ébullition. Le femme-pour-le-mariage disparaît progressivement et cède la place à la femme-pour-l’action. La jeune fille fait place à la militante, la femme indifférenciée à la sœur. Les cellules féminines du F.L.N. reçoivent des adhésions en masse. L’impatience de ces nouvelles recrues est telle qu’elle met souvent en danger les traditions de clandestinité totale. Les responsables sont amenés à réfréner ces enthousiasmes et ce radicalisme toujours exceptionnels, caractéristiques de toute jeunesse qui développe un monde nouveau. Dès leur incorporation, elles réclament les missions les plus dangereuses. C’est progressivement que la formation politique qu’on leur donne les amènera à ne plus envisager la lutte sous une forme explosive. La jeune Algérienne saura alors contenir son impatience et mettre en évidence des qualités insoupçonnées de calme, de sang froid, de décision. Il arrive que la jeune fille algérienne soit recherchée ou que plusieurs membres du réseau auquel elle appartient soient arrêtés. La nécessité de disparaître, de prendre le large, devient urgente. La militante quitte d’abord sa famille et se réfugie chez des amis. Mais bientôt parvient de la direction du réseau l’ordre de rejoindre le maquis le plus proche. Après tous les bouleversements antérieurs, fille dévoilée, maquillée, sortant n’importe quand, allant on ne sait où, etc..., les parents n’osent plus réagir. Le père lui-même n’a plus le choix. Sa vieille peur du déshonneur devient tout à fait absurde, eu égard à l’immense tragédie vécue par le peuple. Mais aussi l’autorité nationale qui décide du départ de la fille au maquis ne comprendrait pas cette réticence du père. Depuis longtemps il n’était plus permis de mettre en doute la moralité d’une patriote. Et puis surtout le combat est dur, proche, implacable. Il faut faire vite. La fille monte donc au maquis, toute seule avec des hommes. Des mois et des mois, les parents seront sans nouvelles d’une jeune fille de 18 ans qui dors dans les forêts ou dans les grottes, qui parcourt le djebel habillée en homme, un fusil entre les mains. L’attitude du père à l’égard des autres filles restées à la maison ou de toute autre femme rencontrée dans la rue se modifie de façon radicale. Et la fille qui n’est pas montée au maquis, qui ne milite pas, connaît la place capitale des femmes dans la lutte révolutionnaire. Les hommes cessent d’avoir raison. Les femmes cessent d’être silencieuses. La société algérienne dans le combat libérateur, dans les sacrifices qu’elle consent pour se libérer du colonialisme se renouvelle et fait exister des valeurs inédites de nouveaux rapports intersexuels. La femme cesse d’être un complément pour l’homme. Littéralement elle arrache sa place à la force du poignet.

Quelquefois la fille, avec une nouvelle carte d’identité, descend dans la famille. Elle a alors l’occasion de raconter au père et à la mère les actions prodigieuses qui ont lieu tous les jours dans le djebel. Elle montre des photos. Elle parle de ses chefs, de ses frères, de la population, des blessés, des prisonniers français. Elle regarde le père, elle s’assied en face du père, lui parle et n’est pas gênée. Et le père ne détourne pas son visage, il n’a pas honte. Il a tout au contraire une joie réelle à retrouver sa fille, à voir sa nouvelle personnalité rayonner dans la maison et il n’est pas mécontent que sa fille parle à voix haute et il ne lui vient absolument pas à l’idée de lui rappeler que la femme doit se taire. Pendant les trois jours que dure la permission, le père n’éprouve pas le besoin d’interroger sa fille sur sa conduite morale au maquis. Ce silence n’exprime pas un désintérêt ou une résignation pour la virginité-tabou d’hier. C’est que le père mesure le pas immense franchi par la société et ces questions qui n’ont pas cessé d’être présentes à son esprit se révèlent inopportunes et inessentielles. La fille algérienne qui émerge dans le ciel mouvementé de l’histoire convie son père à une sorte de mutation.

Les Frères

En Algérie, le frère aîné est le successeur désigné du père. Les autres membres de la famille, très rapidement, adoptent avec lui une attitude respectueuse et déférente. Il y a un certain nombre de choses qui ne se font pas en présence du frère aîné. On s’attache à ne pas être avec lui dans le même groupe de jeunes où des plaisanteries plus ou moins légères sont toujours possibles. L’attitude du frère puîné avec son grand frère s’identifie presque à celle du fils avec son père. Le bouleversement que nous avons trouvé dans les relations du père et du fils se retrouve ici, mais particulièrement souligné. Des frères militent en effet dans la même cellule et au moment de la découverte du réseau rejoignent le maquis. Ils se battent dans la même unité, souffrent ensemble de la faim et quelquefois du manque de munitions. La vieille relation se déroulant dans le circuit clos de la famille subit des altérations radicales. Il arrive même que le frère puîné soit le responsable du groupe. Investi d’un pouvoir au sein de la Révolution, le frère est amené à dépasser les automatismes et les conduites stéréotypées. Le frère aîné n’a plus obligatoirement raison et chacun définit ses nouvelles valeurs.

 

Le Couple

Les relations de la femme et du mari se sont également modifiées à l’occasion de la guerre de Libération. Alors que chacun dans la maison avait des fonctions définies, le caractère total de la lutte va imposer des comportements inattendus. Dans les rapports masculins en Algérie, accuser un homme de lâcheté est une injure qui ne se répare que dans le sang. On ne permet pas à quelqu’un de mettre en doute son courage ou sa virilité, cela, personne ne peut l’admettre. Et lorsque l’accusatrice est une femme, les choses deviennent physiquement intolérables. La lutte de Libération porte la femme à un tel niveau de renouvellement intérieur qu’elle en arrive à traiter son mari de lâche. La femme algérienne, assez fréquemment, par allusions ou de façon explicite reproche à son mari l’inactivité, le non-engagement, le non-militantisme. C’est la période au cours de laquelle les jeunes filles, entre elles, juraient de ne pas se laisser marier à un homme qui n’appartiendrait pas au F.L.N. La femme algérienne, en perdant toute prudence perd aussi tout instinct de conservation du foyer. Reprocher à son mari de ne point participer à un combat dont on sait qu’il est meurtrier est une conduite pour le moins paradoxale. Mais les femmes ne considèrent plus comme auparavant la condition d’homme. Le métier d’homme se mène dans l’action patriotique et nul ne peut affirmer sa virilité s’il n’est un des morceaux de la Nation en lutte. Quelquefois cependant, la femme n’ignore pas l’activité de son époux. Militant de toujours, le mari disparaît fréquemment et parfois elle trouve sous l’oreiller un revolver. Au moment où les fouilles se succèdent, la femme demande de plus en plus au mari de la mettre au courant. Elle exige d’être renseignée sur certains noms et adresses de militants à prévenir en cas d’arrestation du mari. C’est au nom de l’efficacité qu’elle amène le mari à consentir à l’intéresser à l’action. Evoquant le cas de tel militant qui, ayant parlé sous la torture a permis la destruction de tout un réseau, elle met en garde le mari contre l’orgueil d’être le « seul dans le coup », dissimulé sous le masque de la clandestinité. Petit à petit, les résistances s’effondrent et le couple militant soudé, participant à la mise au monde de la Nation, devient la règle en Algérie.

Quelquefois le mari, au maquis depuis plusieurs mois, vient en permission. Ebranlé par la douceur du foyer, il en arrive à confier à sa femme son désir de ne plus remonter « là-haut ». L’épouse qui a repris avec l’intensité que l’on devine sa dimension de femme, éprouve comme le mari, le besoin de continuer, de ne pas interrompre ces heures denses qui semblent échapper au temps. Cependant, c’est la femme qui demande à son mari de chasser de son esprit pareille idée. « Que répondras-tu aux gens du village quand ils te poseront des questions ? Tu as promis de revenir avec l’indépendance, tu as fait le serment de ramener la liberté. Comment peux-tu envisager de reprendre une vie normale alors que tous les hommes sont là-haut ou en prison ? » Souvent la femme sans enfants qui voit partir les unes après les autres les jeunes filles du village, décide de rejoindre son mari. Certes, elle ne le verra pas souvent, mais en période de calme relatif, les couples pourront se retrouver. Il n’est pas rare que la femme arrivant au maquis apprenne la mort de son mari. Souvent elle retourne au village chez ses parents, mais quelquefois une grande secousse se produit en elle et elle décide de rester avec les combattants et de prendre part à la lutte libératrice. La présence de la femme au maquis gênera beaucoup moins le mari, que son activité militante dans les centres. La femme qui part en mission à trois cents kilomètres de son domicile, qui dors n’importe où en compagnie d’inconnus pose malgré tout au mari un certain nombre de problèmes. Evidemment, ils ne sont jamais formulés, mais nulle révolution ne fait table rase définitivement et sans séquelles de mécanismes presque instinctifs.

Le couple algérien s’est considérablement resserré au cours de cette Révolution. Les liens quelquefois fragiles, marqués du sceau du provisoire se renforcent, ou du moins changent de contenu. Ce qui se définissait par la seule cohabitation admet aujourd’hui une multiplicité de coordonnées. Et d’abord le fait de courir ensemble des dangers, de se retourner dans le lit chacun de son côté, chacun avec son morceau de secret. C’est aussi la conscience de collaborer à l’immense travail de destruction du monde de l’oppression. Le couple n’est plus fermé sur lui-même. Il ne trouve plus sa fin en lui-même. Il n’est plus le résultat de l’instinct naturel de perpétuation de l’espèce, ni le moyen institutionnalisé de satisfaire sa sexualité. Le couple devient la cellule de base de la cité, le noyau fécond de la Nation. La confusion de l’expérience combattante et de la vie conjugale approfondit les rapports entre époux et cimente l’union. Ce couple n’est plus un accident mais quelque chose de repris, de voulu, de construit. C’est, on le voit, le fondement même de la rencontre intersexuelle qui se trouve posé ici.

Le mariage et le divorce

En règle générale, le mariage est décidé en Algérie par les familles. Presque toujours, c’est à l’occasion du mariage que le mari voit le visage de sa femme. Le mariage dans les pays sous-développés n’est pas un contrat individuel, mais un contrat de clan à clan, de tribu à tribu, de famille à famille... Avec la Révolution, les choses vont se modifier. L’existence des femmes au maquis, la rencontre d’hommes et de femmes célibataires, l’une soignant l’autre après un bombardement ou à l’occasion d’une maladie, pose aux responsables locaux du F.L.N. des problèmes inattendus. C’est ainsi que des hommes vont voir l’officier et demandent en mariage telle ou telle infirmière. Pendant longtemps, le responsable du F.L.N. hésite. Personne ne peut donner une fille en mariage si ce n’est son père et, en l’absence du père, son oncle, ou son frère. Le responsable ne se reconnaît pas le droit de prendre en considération la demande du moudjahid et quelquefois se voit contraint de séparer les deux amoureux. Mais l’amour existe, il faut en tenir compte et la direction de la Révolution donne des instructions selon lesquelles des mariages pourront être contractés devant le responsable de l’Etat Civil. Des registres d’Etat Civil sont ouverts. Mariages, naissances et décès peuvent être alors enregistrés. Le mariage au maquis cesse d’être un arrangement entre familles. Toutes les unions sont volontaires. Les futurs conjoints ont eu le temps de se connaître, de s’estimer, de s’aimer. Il n’est pas jusqu’au coup de foudre qui n’ait été envisagé par les directives. Chaque fois qu’une demande de mariage est formulée, conseillent les instructions, il est bon de renvoyer à trois mois toute décision. Lorsque le père apprend le mariage de sa fille au maquis, il n’y a pas révolte ou contestation de l’acte. Bien au contraire, des photos sont réclamées et les bébés nés au maquis sont envoyés chez les grands-parents. De telles innovations ne peuvent laisser intacts les modes traditionnels d’union qui se répètent dans le reste du pays. Les femmes algériennes commencent d’abord à exiger des garanties sur le patriotisme du futur mari. Elles demandent que les jeunes gens qu’on leur propose soient membres du F.L.N. Le mariage en Algérie a connu sa mutation radicale au cœur même du combat mené par les révolutionnaires. La répudiation qui pouvait à tout instant être immédiatement proclamée et qui exprimait la fragilité du lien conjugal n’est plus automatiquement légalisée. Le mari doit expliquer pourquoi il divorce. Il y a des tentatives de réconciliation. De toute façon, la décision dernière reste au responsable local. La famille sort renforcée de cette épreuve où tout aura été mis en œuvre par le colonialisme pour briser la volonté du peuple.

La société féminine

Les femmes qui font la guerre et qui se marient au maquis provoquent au sein de la société féminine algérienne la reconversion radicale de certaines conduites. La guerre que lui fait le colonialisme français oblige le peuple algérien à être constamment et totalement engagé dans la bataille. En face d’un adversaire qui a juré de garder l’Algérie, même sans les Algériens, il est difficile de rester soi-même, de maintenir intactes des préférences ou des valeurs. La société féminine se modifie à la fois par solidarité organique avec la Révolution, mais aussi parce que l’adversaire taille dans la chair algérienne avec une violence inouïe. Les femmes, habituées à se rendre le vendredi au cimetière du village ou en visite à un sanctuaire local, interrompent cette activité. Regroupés dans les camps, elles s’organisent immédiatement au sein de cellules F.L.N. Elles rencontrent des femmes d’autres régions, se communiquent leurs expériences de la répression. Mais aussi leurs expériences d’avant la Révolution, leurs espoirs. La femme algérienne regroupée, coupée du mari demeuré avec les combattants s’occupe des vieillards et des orphelins, apprend à lire et à coudre et souvent avec plusieurs compagnes quitte le camp et rejoint l’Armée de Libération Nationale. Avec ces déplacements considérables de populations, c’est le panorama social, le monde de la perception qui sont perturbés et restructurés. Avec la facilité de la mort, les assassinats massifs des populations par l’armée française, les lamentations et les torsions du corps disparaissent pratiquement lors des deuils. Les morts collectifs, sans préparation, sans maladie soignée et combattue, abandonnés dans le fossé au bord de la route ne peuvent guère arracher, déclencher des mécanismes émotionnels, homogènes à une société. Les lamentations et les visages déchirés participent à un monde précis, équilibré. On ne pleure plus, on ne crie pas, on ne fait pas comme avant quand il s’agit d’assassinats multiples. On serre les dents et on prie en silence. Même quand il s’agit morts naturelles telles que les maladies ou les accidents, les anciens réflexes ne sont plus pratiqués. Il y a une quasi incapacité à retrouver les techniques habituelles du désespoir. La guerre a bouleversé à ce point la société algérienne que tout décès est conçu comme conséquence directe ou indirecte de la répression colonialiste.

L’Algérie dispersée

La tactique adoptée par le colonialisme français depuis le début de la Révolution a eu pour résultat d’écarteler le peuple, de le morceler, à la seule fin de rendre impossible toute cohésion. L’effort s’est d’abord porté sur les hommes qui, par dizaines de milliers ont été internés. La femme algérienne, soudain sans mari, est obligée de trouver les moyens de nourrir ses enfants. Elle est amenée à se déplacer, à faire ses courses, à vivre sans la protection de l’homme. Quand les hommes ne sont pas internés, on les trouve au maquis et les mères qui reçoivent les allocations familiales distribuées par le Front de Libération élèvent toutes seules les enfants. Dans les villes, les portes de la prison se referment sur un nombre imposant d’hommes algériens et pour fuir les camps de regroupement, pour échapper aux bombardements en série de l’aviation française, des dizaines de milliers de familles se réfugient en Tunisie et au Maroc. Femme emmenée par les militaires et qui revient huit jours après, et on n’a pas besoin de l’interroger pour comprendre que des dizaines de fois elle fut violentée. Mari emmené par l’ennemi et qui revient le corps couvert d’ecchymoses, la vie chancelante et l’esprit inerte. Enfants éparpillés, orphelins innombrables qui circulent hagards et affamés. Le colonialisme français n’a voulu autre chose depuis 1954, que casser la volonté du peuple, briser sa résistance, liquider ses espoirs. Il n’a reculé depuis cinq ans devant aucun radicalisme, ni celui de la terreur, ni celui de la torture. En brassant ces hommes et ces femmes, le colonialisme les a regroupés sous un même signe. Egalement victimes d’une même tyrannie, identifiant simultanément un ennemi unique, le peuple objectivement dispersé, réalise son unité et fonde dans la souffrance une communauté spirituelle qui constitue le bastion le plus solide de la Révolution algérienne.

 

 

 

 

Chapitre 4

Médecine et colonialisme

L’exemple algérien

La science médicale occidentale introduite en Algérie en même temps que le racisme et l’humiliation, a toujours, en tant que partie du système oppressif, provoqué chez l’autochtone une attitude ambivalente. En toute objectivité et en toute humanité, il est bon qu’un pays techniquement plus avancé fasse profiter un autre de ses connaissances et des découvertes de ses savants. Quand la discipline considérée vise la santé de l’homme, quand elle a pour principe même de faire taire la douleur, il est clair qu’aucune conduite négative ne saurait se justifier. Mais précisément, la situation coloniale est telle, qu’elle accule le colonisé à apprécier péjorativement et sans nuances tous les apports du colonisateur.

Le colonisé perçoit dans une confusion presque organique le médecin, l’ingénieur, l’instituteur, le policier, le garde champêtre. La visite obligatoire du médecin au douar ou au village est précédée du rassemblement de la population par les soins des autorités de police. Le médecin qui arrive dans cette atmosphère de contrainte globale, ce n’est jamais un médecin indigène mais toujours un médecin appartenant à la société dominante et très souvent à l’armée. Le sanatorium de Tizi-Ouzou, les blocs opératoires de l’hôpital Mustapha à Alger, quand ils sont présentés par les autorités françaises aux visiteurs, veulent dire à la fois : « Voilà ce que nous avons fait pour les hommes de ce pays ; ce pays nous doit tout ; sans nous, il n’y aurait pas de pays. » Dans certaines périodes de détente, dans certaines confrontations libres, l’individu colonisé reconnaît franchement ce qu’il y a de positif dans l’action du dominateur. Mais cette bonne foi est immédiatement reprise par l’occupant et transformée en justification de l’occupation.  Le peuple colonisé considéré dans sa totalité et à l’occasion de certains événements, va réagir de façon brutale, indifférenciée, catégorique, devant les secteurs d’activité du groupe dominant.  C’est que la colonisation, après s’être appuyée sur la conquête militaire et le système policier, va trouver la justification de son existence et la légitimation de sa persistance dans ses œuvres.

Dans une société homogène, le comportement de l’homme malade devant l’instance médicale est un comportement de confiance. Le malade s’en remet au médecin, il se livre à lui. Il lui livre son corps. Il accepte que la souffrance soit réveillée ou exacerbée par la main médicale, car le malade n’ignore pas que la souffrance en cours annonce la paix dans son corps. Les morts subites d’Algériens dans les hôpitaux, chose courante dans n’importe quelle formation sanitaire, sont interprétées comme les effets d’une décision meurtrière et consciente, comme le résultat de manœuvres criminelles du médecin européen. Le refus d’hospitalisation par l’Algérien admet toujours cette frange de doute sur l’humanité foncière du médecin dominateur. Il faut dire, quoique ce ne soit pas la règle, que dans certains services hospitaliers, l’expérimentation sur le vivant est pratiquée dans des proportions non négligeables. Pendant des dizaines d’années, malgré les exhortations du médecin, l’Algérien fuit l’hospitalisation. C’est toujours à la dernière minute, quand il n’y a presque plus d’espoir que l’accord est donné. Même alors, l’homme qui prend la décision, la prend contre le groupe ; et comme le cas est désespéré, comme la décision a été trop retardée, la mort survient la plupart du temps. De telles expériences donnent l’occasion au groupe de renforcer sa croyance originelle dans le caractère fondamentalement mauvais de l’occupant.

 

La consultation

Le colonisé qui va voir le médecin est toujours un peu rigide. Il répond par monosyllabes, est avare d’explications. C’est l’homme total, c’est le colonisé qui affronte à la fois un technicien et un colonisateur. A force de ténacité, le médecin se fait une idée approximative de la maladie en cause et prescrit un traitement, qui quelquefois ne sera pas suivi. Quand le colonisé échappe au médecin, et que l’intégrité de son corps est conservée, il s’estime largement vainqueur. La consultation pour le colonisé est toujours une épreuve. Quand l’avantage pris par le colonisateur ne se ramène qu’à des comprimés à avaler ou des potions à ingurgiter, le colonisé ressent une impression de victoire sur l’ennemi. La fin de la consultation met un terme à la confrontation. Les médicaments, les conseils ne sont que les séquelles de cette épreuve. Le colonisé algérien va se révéler un piètre malade. Irrégularité dans la prise du médicament, erreur dans les doses ou dans les modes d’administration, incapacité d’apprécier l’importance de visites médicales périodiques, attitude paradoxale, frivole, à l’égard du régime alimentaire prescrit. Le médecin n’a pas de prise sur le malade. Il constate de façon persistante, malgré les promesses et les serments, l’existence d’une attitude de fuite, de désengagement. Tous les efforts faits par le médecin, par son équipe d’infirmiers pour modifier cet état de choses, se heurteront non pas à une opposition cohérente, mais à un « évanouissement » du malade. Il ne viendra pas suivre le traitement. Quand il revient, on constate avec un certain effroi que la maladie a terriblement évolué. Chose plus grave, le médicament n’a pas été pris ou peut-être les médicaments prévus pour un mois ont été absorbés en une seule séance.

Dans la vie courante cependant, colonisés et colonisateurs ne cessent d’établir des liens de dépendance économique, technique ou administrative. De toute évidence, le colonialisme bouleverse toutes les données de la société autochtone. C’est que le groupe dominant arrive avec ses valeurs et les impose avec une telle violence qu’elle accule à la défensive, voire à la clandestinité, la vie même du colonisé. Dans un grand nombre de cas, la pratique de la tradition est une pratique troublée, le colonisé ne pouvant rejeter complètement les découvertes modernes et l’arsenal de lutte contre les maladies que représentent les hôpitaux, les ambulances, les infirmières... Les méthodes traditionnelles de traitement sont appliquées en surimpression à la technique médicale moderne. Le colonisé qui accepte la pénicilline ou la digitaline tient à suivre simultanément le traitement prescrit par le guérisseur de son village ou de son quartier. Confusément, le colonisé sent bien que la pénicilline est plus efficace, mais pour des raisons politiques, psychologiques, sociales il est obligé de faire également recours à la médecine traditionnelle.

Pour le groupe, le technicien indigène est comme la preuve vivante que n’importe lequel de ses membres est capable d’être ingénieur, avocat ou médecin. Mais c’est en même temps, en arrière-plan, la constatation d’un écart subit entre le groupe homogène et crispé sur lui-même, et cette échappée hors des catégories psychologiques ou émotionnelles spécifiques du peuple. Le médecin autochtone est un médecin européanisé, occidentalisé et dans certaines circonstances, il est considéré comme ne faisant plus partie de la société dominée. Il est tacitement rejeté dans le camp des oppresseurs, dans le camp adverse.  Le médecin autochtone se sent psychologiquement obligé d’indiquer fermement sa nouvelle appartenance à un univers rationnel. D’où l’allure heurtée avec laquelle il se départage des pratiques magiques de son peuple.

Le médecin européen pendant la lutte de Libération

La société coloniale est une société mobile, mal structurée, et l’émigré, même technicien, assume toujours un certain degré de polyvalence. Il y a un industrieux, un défricheur, un aventurier qui sommeillent chez tout Européen aux colonies. Chaque médecin a ses vignes et l’avocat s’occupe de ses rizières avec autant d’acharnement que n’importe quel colon. Le médecin ne se définit pas socialement, par le seul exercice de sa profession. Il est également propriétaire de moulins, de caves, d’orangeries. En contact avec une humanité constamment blessée, celle des malades ou des infirmes, le médecin en Europe se situe sur un plan de valeurs. D’où son appartenance habituelle aux partis démocratiques et ses idées anticolonialistes. Aux colonies, le médecin fait corps avec la colonisation, avec la domination, avec l’exploitation. En Algérie, il ne faut donc pas s’étonner que des médecins et des professeurs de Faculté soient à la tête des mouvements colonialistes. Le médecin algérien est intéressé, économiquement, au maintien de l’oppression coloniale. Il ne s’agit pas de valeurs ou de principes, mais du niveau de vie incomparablement élevé que lui procure la situation coloniale. C’est ce qui explique que très souvent il se transforme en chef de milices ou en organisateur de raids « contre-terroristes ».

Dans les guerres les plus cruelles, la tradition veut que le corps médical soit laissé à
l’écart. Comment s’expliquer dans ces cas, les décisions prises d’attenter à la vie d’un médecin ? C’est presque toujours parce que le médecin lui-même, par son comportement, a décidé de s’exclure du cercle protecteur que tissaient autour de lui les principes et les valeurs de la profession médicale. Le médecin qui est tué en Algérie, isolément, est toujours un criminel de guerre. Dans une région donnée, le médecin se révèle quelquefois comme le plus sanguinaire et le plus implacable des colonisateurs. L’autorité dominante a d’ailleurs organisé le comportement global du médecin à l’égard de la lutte libératrice. C’est ainsi que tout médecin assistant un Algérien dont la blessure paraît suspecte, doit, sous peine de poursuites, prendre le nom de ce malade, son adresse, le nom de ceux qui l’accompagnent, leur adresse et communiquer le dossier aux autorités. Quant aux pharmaciens, l’ordre va leur être donné de ne plus délivrer sans prescription médicale, les médicaments tels que la pénicilline, la streptomycine, les antibiotiques en général, l’alcool, le coton hydrophile, le sérum antitétanique. De plus, il leur est fortement conseillé de relever l’identité de l’acheteur et l’adresse du malade. Convaincues de l’observance de cette décision par les médecins et les pharmaciens européens, les autorités françaises postent aux alentours des pharmacies tenues par des Algériens, des policiers en civil ou des indicateurs. Lorsque commence l’instruction judiciaire d’Algériens non décédés au cours des interrogatoires policiers, il arrive à la défense de demander un examen médico-légal. Le médecin européen désigné, conclut toujours que rien, dans l’examen, ne peut laisser supposer que l’inculpé ait été torturé. Il arrive également au médecin européen en Algérie, de délivrer à l’autorité judiciaire un certificat de mort naturelle pour un Algérien décédé sous la torture, ou plus simplement, froidement exécuté. Sur le plan strictement technique, le médecin européen collabore activement avec les forces coloniales dans ce qu’elles ont de plus épouvantable et de plus dégradant.

Nous voudrions citer ici quelques-unes des pratiques exercées en Algérie par le corps médical européen et qui éclairent certains « assassinats » de médecins. D’abord, le « sérum de vérité ». On en connaît le principe : une substance chimique aux propriétés hypnotiques est injectée dans une veine, ce qui provoque, quand l’opération se fait lentement, une certaine perte de contrôle, une opacification de la conscience. Toutes les Académies de Médecine de tous les pays du monde, ont formellement condamné l’usage de cette pratique à des fins judiciaires et le médecin qui déroge à ces prescriptions solennelles, se met évidemment en dehors des principes fondamentaux de la médecine. Le médecin qui fait la guerre aux côtés de son peuple doit respecter la charte internationale de sa profession. Un médecin criminel, dans tous les pays du monde est condamné à mort. L’exemple des médecins des camps nazis d’expérimentation humaine est particulièrement édifiant. Les médecins européens d’Algérie utilisent le « sérum de vérité » avec une fréquence hallucinante. D’autres médecins, attachés aux différents centres de tortures, interviennent après chaque séance pour remettre en état le torturé et rendre possible de nouvelles séances. Les tonicardiaques, les vitamines à dose massive, avant, pendant, et après les séances, tout est mis en œuvre pour maintenir l’Algérien entre la vie et la mort. Dix fois le médecin intervient, dix fois il confie de nouveau le prisonnier à la meute de tortionnaires.

Le peuple algérien, la technique médicale et la guerre de libération

Au moment où l’Algérien veut vivre et se soigner, la puissance occupante le condamne à une horrible agonie en interdisant les médicaments. De nombreuses familles assistent impuissantes et le cœur plein de rancœur, à la mort atroce par tétanos, de moudjahidines blessés, réfugiés dans leurs maisons. Dès les premiers mois de la Révolution, les directives du Front de Libération nationale sont claires : toute blessure, aussi bénigne soit-elle, doit entraîner automatiquement l’injection de vaccin antitétanique. Et lorsque la plaie, vilaine à regarder, a été débarrassée de la terre ramassée au cours du repli, l’entourage, soudain, a peur du tétanos. Or, les pharmaciens ont été catégoriques : la vente du vaccin antitétanique est interdite. L’Algérien, l’argent en main, ne peut acheter ces médicaments. Quand il supplie un européen de le faire, il revient avec les médicaments. La science dépolitisée, la science mise au service de l’homme est un non-sens aux colonies. L’alcool étant également prohibé, les plaies seront pansées à l’eau tiède, et, faute d’éther, des amputations seront pratiquées sans anesthésie. Or, toutes ces choses introuvables, retenues par l’adversaire, retirées de la circulation, vont revêtir une valeur nouvelle. Elles se transforment en armes. De même que le commerçant algérien découvre des moyens d’approvisionner le peuple en postes de T.S.F., de même le pharmacien algérien, l’infirmier algérien, le médecin algérien, multiplient leurs efforts pour que les antibiotiques soient toujours à portée du blessé. De la Tunisie et du Maroc enfin, vont affluer pendant les mois cruciaux de 1956 et de 1957, des stocks de médicaments qui sauveront un nombre incalculable de vies humaines.

La multiplication des cellules de l’Armée de Libération nationale amène l’ennemi à interrompre des activités régulières, telles que le passage du médecin dans les douars. Du jour au lendemain, le peuple est livré à lui-même et le Front de Libération nationale est amené à prendre des mesures capitales. Il se voit obligé de mettre en place un système sanitaire capable de se substituer à la visite périodique du médecin de colonisation. C’est ainsi que le responsable à la santé de la cellule locale devient un membre important du dispositif révolutionnaire. Aux bombardements et ratissages des civils s’ajoutent les maladies naturelles. Pour un soldat algérien atteint, dix civils sont tués ou blessés. Dès lors, les médicaments et les techniciens deviennent indispensables. C’est au cours de cette période que l’ordre est donné aux étudiants en médecine, aux infirmiers et aux médecins de rejoindre les combattants. Des réunions sont organisées entre responsables politiques et techniciens de la santé. Au bout de peu de temps viendront s’adjoindre dans chaque cellule des délégués de la population affectés aux problèmes de la Santé publique. Toutes les questions sont abordées dans un esprit révolutionnaire remarquable. Il n’y a pas de paternalisme, il n’y a pas de timidité. Il y a, au contraire, effort concerté d’énergies tendues vers la réalisation du plan sanitaire élaboré. Le médecin algérien, le médecin autochtone qui est perçu avant le combat national comme un ambassadeur de l’occupant, réintègre le groupe. Couchant sur la terre avec les hommes et les femmes, vivant le drame du peuple, le médecin algérien devient un morceau de la chair algérienne. Des populations habituées aux visites mensuelles ou bi-annuelles de médecins européens voient s’installer définitivement au milieu de leurs villages des médecins algériens. Les latrines se multiplient. La chasse aux eaux stagnantes est entreprise et la lutte contre les ophtalmies néo-natales obtient des résultats spectaculaires. Des écoles d’infirmiers et d’infirmières sont ouvertes et l’illettré, en quelques jours, arrive à pratiquer les injections intra-veineuses. Pareillement, les vieilles superstitions commencent à s’écrouler. La sorcellerie, le maraboutisme, toutes ces choses qui semblaient faire partie de la physiologie même de l’Algérien, sont bousculées par l’action et la pratique révolutionnaires. On va noter un changement d’attitude de l’Algérien à l’égard des centres hospitaliers de l’occupant. Dès lors que le corps de la Nation se remet à vivre de façon cohérente et dynamique, tout devient possible. Le peuple qui prend son destin en mains, assimile à une cadence presque insolite les formes les plus modernes de la technique.

 

 

 

Chapitre 5

La minorité européenne d’Algérie

La minorité européenne d’Algérie est loin d’être le bloc monolithique qu’on imagine. En avril 1953, au Comité directeur du M.T.L.D. (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), la décision est prise d’entrer en contact avec le peuplement européen et de provoquer des échanges de vues avec les principaux groupes et intérêts constitutifs de la minorité européenne. L’U.D.M.A. (Union Démocratique du Manifeste Algérien) également, dans ses textes doctrinaux, rappelle constamment à ses militants la nécessité stratégique et politique de ne pas rejeter tous les Européens du côté colonialiste. Plusieurs Européens sont à cette époque membre de l’U.D.M.A. Dans les villes, les rencontres entre Algériens musulmans et Algériens européens se multiplient. Des hommes et des femmes discutent de leur avenir, évoquent les dangers qui pèsent sur leur pays. Des associations de jeunes filles se découvrent et commencent à travailler de concert ; les bases psychologiques de rencontres humaines et réellement démocratiques sont définitivement jetées à cette époque. La question algérienne est étudiée sous tous ses aspects et très souvent ce sont des Européens qui, après un exposé complet de la situation coloniale, s’étonnent que l’Algérie n’ait pas encore tiré les conclusions des échecs politiques. Très souvent ces Européens débouchent sur la nécessité d’une action armée, seule capable de sortir l’Algérie de sa situation désespérée.

On a souvent prétendu que le F.L.N. ne faisait aucune discrimination entre les différents membres de la société européenne d’Algérie. Ceux qui profèrent de telles accusations ignorent la politique depuis définie par le Front à l’égard des Européens d’Algérie et l’appui constant qu’apportent à nos unités ou à nos cellules politiques des centaines et des centaines d’Européens et d’Européennes. Ce que nous avons dit, c’est que le peuple algérien, de manière spontanée perçoit le système oppressif, par l’importance du peuplement européen et, surtout, par le silence et l’inactivité des démocrates français en Algérie. Toutes choses égales, on peut dire des démocrates européens d’Algérie ce que l’on n’a cessé de répéter des partis de gauche français : pendant longtemps l’histoire se fait sans eux. Ils n’ont pas su empêcher l’envoi des contingents en Algérie. Pourtant leur existence accule à la défensive les néo-fascistes d’Algérie et de France. Par son action, ses dénonciations et ses analyses, elle a empêché un certain nombre de choses. Les démocrates européens d’Algérie, dans le cadre de la guerre d’Algérie, ne pouvaient pas dans l’ensemble réagir comme leurs homologues habitant la France. La démocratie en France, traditionnellement, vit au grand jour. En Algérie, démocratie est trahison. Les forces de gauche n’existent pas. Il est impensable que des démocrates européens militent réellement en Algérie en dehors du Parti Communiste algérien. On sait que même le P.C.A., pendant longtemps s’est cantonné dans un réformisme type Union Française, et que de longs mois après le 1er novembre 1954 les communistes algériens ont dénoncé les « terroristes provocateurs ». Les démocrates européens d’Algérie, depuis toujours, vivent plus ou moins à l’état clandestin. Le démocrate européen est sur ses gardes. Il a des contacts avec les Algériens mais en cachette. Dans la colonie européenne on l’appelle d’ailleurs « l’Arabe ». Cet Européen démocrate habitué à des contacts semi-clandestins avec les Algériens apprend sans le savoir les lois de l’action révolutionnaire. Et lorsque ceux qu’il avait coutume de recevoir lui diront d’héberger un ami, de trouver des médicaments ou de transporter un colis, aucune difficulté en règle générale ne se fera jour. Insistons sur le point que jamais un membre du Front n’a trompé un démocrate français d’Algérie. Il ne pouvait être question de faire courir le moindre risque à un homme ou à une femme qui avaient depuis toujours notre estime, sans les prévenir. La décision d’aider le F.L.N. était prise en toute clarté, en toute responsabilité. On n’a jamais trompé un démocrate français. Le F.L.N. voulait des responsables, non des gens qui, au moindre accroc, s’écroulent et affirment qu’ils ont été trompés. Les Européennes et les Européens arrêtés et torturés par les services de police et les parachutistes français, par leur attitude sous les sévices, ont précisément montré la justesse de cette position du F.L.N. Pas un Français vraiment qui ait révélé aux policiers colonialistes des choses capitales pour la Révolution. Au contraire, les Européens arrêtés résistaient suffisamment pour permettre aux autres membres du réseau de disparaître. Le torturé européen s’est comporté comme un authentique militant dans le combat national pour l’indépendance.

Les Juifs d’Algérie

Les juifs algériens représentent le cinquième de la population non musulmane d’Algérie. Leur comportement face à la lutte du peuple algérien n’est évidemment pas univoque.  Un premier contingent de juifs a très fortement lié son sort à celui de la domination coloniale. Les commerçants juifs par exemple, protégés de la concurrence des Algériens par leur statut de Français, ne verraient pas sans déplaisir l’installation d’une autorité nationale algérienne et la disparition des régimes préférentiels. Les banques, en effet, font d’énormes difficultés pour prêter aux commerçants algériens et, très souvent, bloquent leurs transactions et collaborent ainsi activement à leur faillite, ou en tout cas limitent l’expansion de leurs affaires. Au niveau donc de la concurrence économique il y a la crainte chez le commerçant juif, que l’égalité devant la compétition instaurée par un pouvoir algérien ne lui soit préjudiciable. Il faut signaler qu’une telle disposition d’esprit n’est pas retrouvée à tous les niveaux et dans toutes les régions. En effet, dans les agglomérations où le commerçant juif entretient des contacts étroits avec la population algérienne et où l’indépendance économique est presque, il y a confusion des intérêts. Dans ces agglomérations, les commerçants juifs assurent l’approvisionnement de l’A.L.N. en vêtements militaires, en couvertures... depuis 1954 plusieurs commerçants juifs ont été arrêtés pour complicité avec la Révolution algérienne. Nous connaissons des officiers de police juifs qui, surtout en 1955-1556, ont retardé l’arrestation de patriotes décidée pourtant en haut lieu, leur permettant ainsi bien souvent de « disparaître ». À côté des deux grandes catégories de commerçants et de fonctionnaires juifs, il y a la masse imposante. Cette masse représente les trois quarts de la population juive algérienne. Pour ces Juifs pauvres, aucun problème ne se pose : ils sont Algériens.

Au moment où les autorités françaises décident la création de milices urbaines et rurales, les citoyens juifs désirent savoir quelle attitude adopter devant cette mobilisation. Quelques-uns n’hésitent pas à proposer au F.L.N. de ne pas répondre à l’ordre de réquisition et de rejoindre le maquis le plus proche. Le Front dans l’ensemble conseille la prudence, se contentant de demander à ces Juifs, dans le cadre de leur profession, au sein du dispositif ennemi, d’être les yeux et les oreilles de la Révolution. Leur présence au sein des milices rend également des services à la lutte. C’est ainsi que les membres d’une patrouille avisent les responsables de l’importance des unités, de leur armement, du circuit qui doit être emprunté, des heures de rondes. C’est ainsi qu’un Européen d’Algérie qui, avec son unité, a participé activement au massacre de civils algériens est, quelques jours après, l’objet d’un attentat de la part des fidaïnes. D’autres fois, les Juifs participent financièrement à la lutte et chaque mois versent par personne interposée, comme cela est classique, la somme imposée.  Des prises de position officielles se sont également manifestées dans la population juive d’Algérie, certifiant leur Adhésion au F.L.N. Certains ont payé de leur vie, d’autres ont supporté avec courage les sévices policiers les plus immondes et aujourd’hui se referment sur eux les portes des prisons et des camps de concentration.

 

 

Les colons d’Algérie

Il n’y a pas jusqu’aux Algériens qui n’aient été étonnés de la fréquence avec laquelle les colons ont répondu aux sollicitations du F.L.N. En tout cas, jamais un colon contacté n’a avisé les autorités françaises. Il est arrivé qu’ils refusent, mais le secret fut toujours gardé. Dans les campagnes, dès les premiers mois de 1955, les petits colons, les fermiers, les gérants sont tour à tour touchés. Evidemment, sont évités systématiquement les ultras connus. À partir de 1955, de nombreuses fermes appartenant à des colons européens servent tour à tour d’infirmeries, de refuges, de relais. Lorsque les troupes françaises prennent l’habitude, au cours des razzias, de détruire systématiquement les réserves en grains des populations algériennes, l’A.L.N. décide de stocker ses approvisionnements dans les fermes des Européens. C’est ainsi que plusieurs exploitations agricoles appartenant à des Européens se transforment en véritables greniers de l’A.L.N. et, le soir venu, on peut voir les sections des unités de l’A.L.N. descendre des montagnes et prendre livraison des sacs de blé ou de semoule. D’autres fois, ce sont des armes qui sont entreposées dans les fermes. C’est la période au cours de laquelle, d’une zone à l’autre, des réunions se tiennent dans l’enceinte d’une ferme européenne. Il arrive que des colons acceptent les armes qui leur sont délivrées par l’armée française sous le couvert d’autoprotection et cèdent à l’A.L.N. celles qu’ils avaient antérieurement. Les dizaines de colons européens arrêtés pour trafic d’armes, transport d’armes, soutien matériel « à la rébellion », suffisent à montrer l’importance de cette participation européenne à la lutte de Libération nationale.

Vu un embargo radical sur les produits pharmaceutiques, les instruments chirurgicaux et les directives adressées aux médecins leur faisaient une obligation de dénoncer aux autorités de police tout blessé suspect. Des médecins et des pharmaciens européens prennent alors l’habitude, les uns de soigner sans discrimination les blessés de l’A.L.N., les autres de délivrer les antibiotiques et l’éther réclamés par les militants du F.L.N. Des centaines de millions d’unités de pénicilline vont quotidiennement prendre la direction des maquis. D’autres médecins s’engagent plus avant et acceptent sans réticence de se rendre dans les montagnes environnantes pour soigner les blessés. Quelquefois devant la gravité de la blessure, ils embarquent le moudjahid dans leur voiture, le conduisent dans une clinique amie et le soignent pendant une ou deux semaines. Des médecins européens organisent également des cours clandestins à l’intention des futurs infirmiers militaires de l’A.L.N. Plusieurs promotions d’auxiliaires médicaux sortent ainsi de ces écoles et rejoignent celles formées dans les centres homologues dirigés par les médecins algériens. Des jeunes filles européennes se mettent à la disposition d’une cellule politique et procurent le papier, les ronéos et très souvent se chargent de l’impression des tracts du F.L.N. Des jeunes gens assurent dans leurs voitures le transport des membres d’un réseau. Des hommes politiques européens, des fonctionnaires d’autorité, procurent aux cellules du F.L.N. des passeports, de fausses cartes d’identité, de fausses cartes d’emploi... C’est également à l’engagement d’un nombre de plus en plus grand d’Européens d’Algérie que l’organisation révolutionnaire a pu, dans certaines villes, échapper aux policiers et aux parachutistes.

 

 

 

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