Mourir pour émerger

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Dans son œuvre l’aventure ambigüe, Cheikh Hamidou Kane met en exergue ce thème de la nécessité de la mort pour émerger. Il fait parler la grande royale en ces termes : « l'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre ». Cette œuvre met en relief le choc de civilisations entre civilisation africaine dominée par les éléments arabo-musulmans en Afrique de l'Ouest et une civilisation européenne qui s'impose avec son église, ses armes et son école. L’école européenne a pour but de former les relais de l'administration, ceux qui pourraient faciliter le dialogue entre les administrateurs et les colonisés, ceux qui pourraient enseigner les valeurs européennes aux colonisés et réduire ou anticiper les révoltes. L’Europe ne veut pas créer deux mondes avec deux systèmes différents qui cohabitent. Elle veut détruire le système des colonisés pour imposer le sien. Pour cela, elle doit enseigner ses valeurs et montrer qu’elles sont supérieures. Les africains qui viennent d’être vaincus militairement par cette Europe sont conscients de ce fait. Aller à l’école européenne c’est en quelque sorte accepter et légitimer sa défaite et se mettre au service de l’oppresseur européen. Ce qui justifie les réticences. La grande royale elle-même le sait : « l’école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus ».  Mais que propose-t-elle ? Elle propose d’envoyer les enfants à cette école. Elle est consciente des dangers : « Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaitront pas. » La grande royale propose en quelque sorte le suicide : envoyer les enfants se former chez l’oppresseur en sachant qu'ils viendront imposer la culture européenne au détriment de la culture africaine et, de surcroit, ne reconnaitront plus leurs parents, ou du moins, leurs frères africains. La grande royale ne se trompe pas puisqu’à son retour, Samba Diallo ne parvient plus à réciter le Coran. La grande royale sait que l’école occidentale va tuer l’africain chez les enfants. Elle sait que ce sera la propagande occidentale qui tuera tout ce qui est africain chez l’enfant. Ce sera un véritable lavage du cerveau. C’est la mort programmée. Mais la grande royale est sereine : « Souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies. Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous alors, nous y mettons le fer et le feu, nous les ruons. De même souvenez-vous : que faisons-nous de nos réserves de graine quand il a plu. Nous voudrions bien les manger, mais nous les enfouissons à terre. » Que nous enseignent ces propos de la grande royale ? Que nous devons à certains moments nous départir de ce qui est le fondement même de notre personnalité pour pouvoir avancer : « ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants. »

Frantz Fanon précise que la colonisation n’est pas seulement la mort du colonisateur, mais aussi celle du colonisé. Dans le processus de décolonisation, le colonisé meurt aussi, avec ses préjugés, ses mythes, son système d’organisation. Dans la lutte sans merci qu’il mène contre son oppresseur, le colonisé se réinvente, détruit ses préjugés, façonne un nouveau système de pensée et d'organisation, redéfinit la place de l'homme dans le monde, remet en question certaines de ses croyances, réorganise sa religion et autres éléments de sa personnalité. Il se recrée. L’homme qui sort de la lutte révolutionnaire et un homme nouveau. Le colonisé est mort pendant la Révolution.

Pour avancer, nous devons tuer les pans de notre propre personnalité. Quand nous mettons une graine au sol, elle ne pousse pas directement. Pour qu'elle puisse pousser, il faut qu'elle meure et qu'elle engage même son processus de pourrissement. C'est à ce niveau que survient la nouvelle graine qui émerge sur les décombres de l'ancienne. Dans la Grande Révolution Panafricaine que nous menons, nous façonnons une nouvelle vie à base de l'ancienne, à base de la vie actuelle. Sur notre misère actuelle, la nouvelle vie est la Ligue Associative Africaine. Elle nait difficilement et douloureusement de la société de pourriture actuelle. La Ligue Associative Africaine et le phénix renaissant de ses cendres. Dans cette grande révolution, l'Africain divisé, humilié, en chômage, alliéné culturellement, sous informé, mourra pour que naisse l'Africain fier, imposant, et qui va guider le monde. Pour que le second africain arrive, il faut que le premier meure. Cette mort ne peut qu’être à la suite d'une grande révolution qui va lui donner l'occasion de se repenser, de se remettre en question et de se rebâtir. Au cours de la Révolution, il doit être capable de soumettre tout son héritage culturel, religieux philosophique, matériel à une critique sans complaisance. Comme le disait Amilcar Cabral, il doit faire un tri, un rejet et une réactualisation de sa propre culture. La mort de l'Africain doit être voulue, elle doit être souhaitée parce que nécessaire, tout comme sa Renaissance.

On se pose toujours en s'opposant. On s’affirme en niant. Pour émerger, il faut s'opposer à tout ce qui nous maintient dans l'ignorance, l'obscurantisme, dans une situation arriérée. Chaque pas que nous faisons vers le progrès et une négation. Il faut nier certaines choses et s'éloigner des autres. Dans le cadre de notre continent, il faut avoir le courage de contester et chasser les régimes néocoloniaux pour le remplacer par des partis politiques de la Ligue Associative Africaine. Il faut avoir le courage de contester les éléments de notre propre culture, de notre propre religion. Il faut interroger toute chose et savoir qui elle sert.

Les individus constamment se renient, renient leurs proches pour avancer. Un proverbe ne dit-il pas : « dis-moi avec qui tu hantes et je te dirai qui tu es ». Quand un enfant fait est délinquant, la première demande qu’on lui formule est de s’éloigner de ses amis. L’enfant délinquant, pour être posé doit renier ses amis délinquants. Tant qu’il ne les renie pas, tant qu’il ne réduit pas leur fréquentation, il sera particulièrement difficile pour lui de renaitre. Une femme qui subit plusieurs déceptions amoureuses renait. La femme qui faisait aveuglement confiance, qui voyait un ange en chaque homme qui entrait dans sa vie, meurt pour laisser la place à une femme plus mâture qui ne se laisse plus attendrir par de simples discours. Pour que cette Renaissance ait lieu, de façon consciente ou pas, cette femme a renié sa propre et nature. Un homme qui prête l'argent à ses amis pour les aider et ne reçoit pas son dû meurt et renait. Il détruit sa nature trop philanthrope et ses dote de méfiance. Il s’adapte pour survivre.

Dans la Grande Révolution Panafricaine, les éléments fondamentaux notre personnalité doivent être réinventés. Nous devons mourir pour renaitre plus forts, plus civilisés, plus intelligents et plus imposants. Notre mort est nécessaire et nous devons le faire pour renaitre.